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aborder et à quels sujets s’adresser désormais? Quelques personnes dont la sympathie n’était pas douteuse lui suggérèrent, nous le savons, l’idée de tenir pendant quelque temps un journal de ses émotions et de ses réflexions quotidiennes d’artiste, et un instant il parut goûter à cette suggestion. Il ne donna pas suite à ce projet, dont la réalisation eût été aussi heureuse pour lui qu’instructive pour le public; cependant il n’y renonça pas tout à fait, car c’est un peu la même idée, mais ramenée à des proportions plus étroites, qui fait le fond de son dernier livre, les Maîtres d’autrefois. Il crut préférable de s’attaquer au roman, et il écrivit Dominique. Bien que ce livre ait été publié ici même, nous en dirons franchement toute notre pensée : c’est une erreur d’homme de grand talent, commise avec talent; mais c’est une erreur manifeste. Avec le roman, Fromentin abordait un genre qui a ses lois exclusives et où la peinture ne pouvait plus lui être d’aucun secours, sauf pour la partie descriptive. Ce sont ces lois dont, malgré toute sa sagacité, il ne parvint pas à se rendre compte d’une manière suffisante. Il ne comprit pas assez que, pour composer un roman, il faut un roman, c’est-à-dire une fable intéressante et bien inventée qui nous tire autant que possible de l’ordinaire de la vie, une action émouvante, logiquement conduite et croissant en mouvement à mesure qu’elle se déroule, des passions en lutte et des caractères en contraste. Il crut, selon toute apparence, qu’il se tirerait d’affaire avec des descriptions et de la psychologie. Il se trompait; la partie descriptive ne peut être dans un roman qu’un accessoire et un encadrement, et quant à la psychologie, si elle y est d’une importance de premier ordre, c’est à la condition de s’y présenter à l’état de faits et non à l’état d’analyses.

Dominique est un livre peu agréable, mais des plus singuliers. Je n’en connais pas qui donne plus complètement l’impression de ces glaciales journées de novembre où la nature est morte, où la lumière agonise, où le ciel trempe de ses bruines froides les squelettes décharnés des choses, où l’air alourdi par l’humidité a perdu sa transparence et se confond avec la brume; le coloris en est chagrin, les sentimens en sont pâles, les caractères sans relief, la donnée générale subtile, obscure et triste. Cette donnée, qui vaut la peine que nous nous y arrêtions un instant, pourrait, ce nous semble, être formulée par cet aphorisme original, mais médiocrement gai, énoncé naguère par quelqu’un de notre connaissance : « Nous partons tous pour conquérir le monde et nous arrivons aux Batignolles. » Alphonse Daudet nous donnait l’an passé dans Jack le roman des ratés de la vie littéraire, pour employer son expression pittoresque; il semble qu’en écrivant Dominique Fromentin ait voulu nous donner le roman des ratés de la vie mondaine. Il nous présente un groupe de personnages dont aucun n’atteint le but qu’il