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et c’est là ce qui fait avant tout son originalité comme écrivain. Il savait aussi pertinemment que qui que ce soit que les deux arts ont leurs domaines et leurs lois propres; mais il savait aussi qu’à leurs frontières il y a, pour ainsi dire, des territoires mixtes par où ils se rejoignent, et que la description est de ce nombre. On peint un paysage, on le décrit aussi; on colore un costume, on le décrit aussi; on dessine une attitude, on la décrit aussi. C’est sur ces territoires mixtes que Fromentin prétendait seulement se placer et qu’il s’est toujours tenu, sauf dans son roman de Dominique, où, ayant à entrer dans l’analyse de sentimens humains, il s’est écarté de son parti-pris autant que le comportait le genre nouveau qu’il abordait. Ces points de rapport entre certaines parties de la peinture et certaines parties de la littérature étant une fois reconnus, toute la question était de savoir si l’on ne pouvait pas utiliser plus largement qu’on ne l’avait fait jusqu’alors les ressources de l’un des deux arts au profit de l’autre. Ce que le plus habile écrivain, qui n’est qu’écrivain, ne ferait pas sans gaucheries et sans fréquentes méprises, un peintre ne le pourrait-il pas, et même ne serait-il pas mieux préservé que l’écrivain, par les habitudes de son métier, contre le grand écueil de pareille tentative, l’impropriété des termes? Un livre de voyages, écrit dans un atelier, n’aurait-il pas chance de posséder un tout autre éclat de coloris et une tout autre vigueur de rendu que s’il était écrit dans un cabinet d’étude? Lorsque l’artiste écrivain penché sur son lexique hésiterait entre deux nuances de langage, sa palette serait là pour le conseiller, lorsque sa phrase rendrait avec indécision les lignes d’un paysage, l’esquisse prise sur place serait là pour lui redonner fermeté et précision. Fromentin avait encore d’autres raisons de se décider à cette aventure, raisons qu’il nous a expliquées tout au long dans la préface de son Été dans le Sahara, et qui peignent au vif sa nature adroite et sagace. Cette apparente témérité de l’écrivain était le résultat de la prudente timidité du peintre. Il avait vécu sur la terre d’Afrique, il s’était rempli les yeux jusqu’à l’éblouissement des spectacles de sa lumière, il s’était enivré de son silence et de son immobilité jusqu’à l’extase, et il désespérait de rendre par le pinceau les merveilles qu’il avait contemplées. Il lui sembla qu’il pourrait être plus exact avec les mots qu’avec les couleurs, et c’est ainsi que sont nés ces deux chefs-d’œuvre de la littérature pittoresque, un Été dans le Sahara et une Année dans le Sahel[1].

Je viens de relire ces deux livres; au bout de vingt ans, ils conservent encore leur beau coloris des premiers jours. C’est vraiment

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 décembre 1858.