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M. Théodore Martin confirment tout ce qu’a dit le baron avec un accent de douleur qui donne un relief bien autrement vif à cette étrange aventure. Toutes ces lettres sont adressées à Stockmar. L’éditeur des Mémoires de Stockmar les avait certainement sous la main ; c’est par discrétion qu’il s’est abstenu de les livrer au public. Aujourd’hui qu’un grand nombre de ces lettres sont imprimées sous la garantie la plus sûre, les confidences de Stockmar y gagnent une nouvelle autorité. Voici donc ce que le prince Albert écrivait à Stockmar le 27 décembre 1853, le jour où lord Palmerston venait de reprendre sa place dans le ministère Aberdeen :


« Cher Stockmar, Palmerston est une fois de plus réinstallé. C’est le résultat des efforts qu’ont faits les peelites du cabinet, particulièrement le duc de Newcastle. On a dit que le ministère ne pourrait se maintenir sans lui, qu’il était le seul ministre en qui la nation eût confiance.

« La défaite de Sinope a rendu le peuple absolument furieux. On crie à la trahison, et, guidée par une main amie, toute la presse a fait la semaine dernière a dead set at the prince, comme dit l’argot anglais[1]. Ma position inconstitutionnelle, ma correspondance avec les cours étrangères, mon aversion pour Palmerston, mes relations avec la famille d’Orléans, mon intervention auprès de l’armée, etc., sont représentées comme la cause du déclin de l’état, de la constitution, de la nation, et en vérité les stupidités les plus misérables ont cours dans le public, de telles stupidités et de telles ordures qu’on n’en voudrait pas, comme on dit à Cobourg, même pour la litière des pourceaux.

« Maintenant Palmerston a repris sa place, et tout s’apaise. Ce qu’il y a de plus joli, c’est que, le jour où il quitta le ministère, les journaux de l’opposition l’exaltèrent jusqu’aux nues, et qu’à présent les journaux ministériels ont à faire la même chose pour justifier la réconciliation. Je crains que tout cela ne cause un tort sérieux au ministère. Palmerston, il est vrai, abandonne toutes ses objections contre le bill de réforme (lequel ne sera modifié en rien d’essentiel), mais il fera croire au monde que des concessions lui ont été faites.

« Pendant ce temps-là, nous allons de plus en plus à la guerre, et j’ai peu d’espoir qu’elle puisse être évitée. Il est manifeste que l’empereur de Russie est complètement fou. Nous allons être forcés de prendre possession de la mer Noire, afin de prévenir désormais des désastres comme celui de Sinope, et il se peut très bien que, voyant là une mesure de guerre, il déclare la guerre lui-même ; il peut arriver aussi que la guerre éclate par suite de la collision des flottes… »

  1. Une guerre à mort au prince.