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n’avait dû son élection qu’à un supplément de voix royalistes[1]. C’était la réalisation brutale de ce mot que Chateaubriand avait dit chez la duchesse de Duras : « Il est indispensable de faire avaler au roi quelques jacobins pour lui faire rendre les ministériels qu’il a dans le ventre. » Chateaubriand, après cela, pouvait accuser M. Decazes. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est que les « ultras » avaient cru habile, pour frapper un grand coup, de se servir du nom de Grégoire. Ce qu’il y avait d’également vrai et de plus triste encore, c’est que les libéraux, qui pour la plupart blâmaient cette candidature, n’avaient osé ni la combattre ni la désavouer, et qu’ils s’étaient laissé entraîner dans le piège d’une désastreuse victoire au risque de bouleverser toute une situation politique.

L’élection d’un ancien conventionnel qui passait pour un régicide quoiqu’il ne l’eût point été réellement, cette élection, en dépit de l’insignifiance de l’homme choisi pour un tel rôle, avait la portée d’un événement[2]. Elle avait le malheur de ressembler à une offense calculée pour la royauté, à un défi de l’esprit révolutionnaire qui retentissait partout, non-seulement en France, mais en Europe où la réaction, savamment conduite par M. de Metternich, organisait

  1. Le fait ne pouvait pas être contesté. La plus simple analyse du scrutin dévoilait cette étrange combinaison. Au premier tour, — car il y avait eu un ballottage, — le candidat de l’extrême droite, M. Planelli de La Valette, avait obtenu 210 voix, le candidat ministériel, M. Rognat, 350, l’abbé Grégoire, candidat de la gauche, 460. Au second tour, le nombre de suffrages émis restant le même, M. de La Valette avait 110 voix, M. Rognât 362, — 12 de plus qu’au premier tour, — et M. Grégoire atteignait 548. C’était clair : 88 voix du candidat de la droite s’étaient déplacées au profit de M. Grégoire. Du reste, tout cela avait été arrangé par les meneurs des deux partis dans l’intervalle dos deux scrutins, et il n’y avait point d’équivoque possible. Depuis, en fait d’alliances choquantes d’immoralité entre partis extrêmes, on a pu voir aussi bien, mais pas mieux !
  2. Par le fait, l’abbé Grégoire se trouvait en mission loin de Paris au moment du Jugement de Louis XVI. Dans la lettre qu’il avait adressée à la convention, de concert avec ses collègues en mission comme lui, il avait approuvé la déchéance, une condamnation, — non la « condamnation à mort, » ainsi qu’on l’en accusait en ajoutant ce dernier mot à sa lettre. Voilà strictement la vérité. Du reste, on ne peut plus guère avoir l’idée de l’effet que pouvait produire en 1819 la réapparition dans la politique d’un conventionnel. M. Quinet a dit : « J’ai vu en 1830 le retour des conventionnels exilés depuis 1815; ce souvenir me navre encore au moment où j’écris. Personne ne leur tendit la main; ils reparurent étrangers dans leur propre maison; leur ombre toute seule eût fait plus de bruit... Ils voulurent entrevoir leurs provinces natales, où ils avaient été autrefois honorés, applaudis; pas un seuil ne s’ouvrit à eux. Le séjour leur devint bientôt insupportable. Après s’être convaincus qu’ils étaient incommodes aux vivans, ils se retirèrent à l’écart, dans quelque abri obscur...» — Je me souviens d’avoir vu moi-même dans mon enfance un de ces conventionnels régicides, fort honnête homme d’ailleurs, habitant sa ville natale du midi. Il avait peu de relations hors de sa famille, et se promenait habituellement seul. Les vieilles femmes se signaient presque en le voyant passer, et on se servait de son nom pour effrayer les enfans. — C’est un phénomène curieux dans notre histoire.