Mais l’excès même de ces négations et de ces destructions nous rassure pleinement sur l’influence artificielle et momentanée de cette philosophie. Elle pourra se produire de temps en temps dans l’histoire du monde comme un symptôme de la fatigue d’un peuple surmené par l’effort industriel ou militaire, d’une misère qui souffre et s’agite sans avoir encore trouvé ni sa formule économique ni le remède, comme un aveu de découragement individuel ou propre à une classe dans les civilisations vieillies, une maladie de la décadence. Mais tout cela ne dure pas ; c’est l’activité utile et nécessaire, c’est le devoir de chaque jour, c’est le travail qui sauve et sauvera toujours l’humanité de ces tentations passagères et dissipera ces mauvais rêves. Si par impossible il y avait jamais un peuple atteint de la contagion, la nécessité de vivre, que ne suppriment pas ces vaines théories, le relèverait bientôt de cet affaissement et l’acheminerait de nouveau vers le but invisible, mais certain. Ces états-là sont un dilettantisme d’oisifs ou une crise trop violente pour être longue. Ce caractère du pessimisme nous révèle son avenir : c’est une philosophie d’exception et de transition. Dans l’ordre politique, elle est, comme en Allemagne, l’expression soit d’une fatigue excessive, soit de graves souffrances qui s’agitent obscurément, elle traduit une sorte de socialisme vague et indéfini qui n’attend qu’une heure favorable pour éclater et qui, en attendant, applaudit de toutes ses forces à ces anathèmes romantiques contre le monde et contre la vie. — Dans l’ordre philosophique, elle représente l’état de l’esprit comme suspendu au-dessus du vide infini entre ses anciennes croyances que l’on a détruites une à une et le positivisme qui se résigne à la vie et au monde tels qu’ils sont. Ici encore, c’est une crise, et voilà tout. L’esprit humain ne se maintiendra pas longtemps dans cette attitude tragique. Ou bien il renoncera à cette pose violente de lutteur désespéré ; las d’insulter les dieux absens ou le destin sourd à ses cris de théâtre, il abaissera son front foudroyé vers la terre et retournera tout simplement à la sagesse de Candide désabusé, qui lui conseille de « cultiver son jardin. » Ou bien, faisant effort pour se retourner vers la lumière, il reviendra de lui-même à l’ancien idéal trahi et délaissé pour d’illusoires promesses, à celui que le positivisme a détruit sans pouvoir le remplacer et qui renaîtra de ses ruines d’un jour, plus fort, plus vivant, plus libre que jamais, dans la conscience de l’homme.