Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/518

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pessimisme est l’envers du triomphe dans un peuple qui n’est pas belliqueux par nature, qui l’est devenu par nécessité et par politique, que l’on contraint à mener le rôle d’un conquérant malgré lui, et qui à travers son triomphe a des visions de sa vie tranquille d’autrefois et comme la nostalgie du repos. S’il ne peut se reposer ailleurs, il aspire au néant. Ce ne sont là, dira-t-on, que des accès et des crises, soit; mais il en faut tenir compte.

Parmi toutes ces influences plus ou moins actives, la plus importante de toutes, la plus décisive, celle que l’on oublie toujours, celle dont M. James Sully a tort de ne pas s’occuper assez, c’est l’évolution qui s’est accomplie pendant ces trente ou quarante dernières années, le progrès constant de la philosophie critique qui a détruit les idoles métaphysiques de la même main habile et sûre qui avait miné « les idoles religieuses. » La métaphysique gouverne le monde, sans qu’il s’en doute, par une action de présence ou d’absence. Elle ne peut disparaître momentanément ou subir une éclipse sans qu’un trouble profond se produise dans l’esprit humain. Indiquons d’un trait les négations et les suppressions qui se sont faites dans la philosophie, ou si l’on aime mieux les simplifications radicales qui l’ont réduite à sa plus simple expression, et nous verrons, à mesure que ces suppressions s’opèrent, diminuer le prix de la vie jusqu’à ce qu’il tombe à zéro, puis au-dessous de zéro, et qu’on ne puisse plus l’apprécier que par des quantités négatives, comme le fait le pessimisme.

Le chrétien, le déiste, le disciple de Kant trouvent des raisons de vivre, même si la vie est malheureuse. Elle a en elle-même son prix absolu, que déterminent l’idée de l’épreuve, l’éducation de la personne humaine par l’obstacle et la souffrance, la certitude d’un ordre transcendant. Appauvrissons la vie en supprimant ces idées. Reste le devoir, qui suffira encore au stoïcien pour qu’il trouve que ce soit la peine de vivre : il travaille à cette fin idéale de l’univers qu’il conçoit même en dehors de toute idée de sanction. Il croit à l’absolu sous la forme du bien : c’est encore assez pour qu’il vive, c’est assez pour qu’il meure satisfait d’une existence qui n’aura pas été inutile, le regard et la pensée fixés sur ce bien abstrait qu’il honore sans pouvoir le définir. — Mais la critique continue à faire son œuvre, elle juge que le devoir lui-même n’a qu’une valeur toute relative, un prix d’alca: ou bien, comme on nous dit, « c’est la simple forme des rapports des phénomènes, » ou bien c’est une ruse pour nous faire obéir à nos dépens aux inspirations de l’espèce qui a besoin de notre dévoûment. Encore une illusion détruite : quand la ruse est dévoilée, nous devenons des indifférens ou des révoltés. — Le progrès demeure au moins comme une raison suffisante de vivre.