Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/509

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de s’immoler à son aveugle et irrésistible désir. C’est ce qu’un poète contemporain, pessimiste à ses heures, traduisait naguère avec cette sauvage énergie :

 « Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardens essaims,
Ces transports, c’est déjà l’humanité future
Qui s’agite en vos seins. »


Ceux qui s’aiment savent-ils bien ce qu’ils font? Entraînés, aveuglés par l’instinct qui les éblouit de ses prestiges, non-seulement ils travaillent à leur propre infortune (car il n’est pas d’amour qui n’aboutisse à des catastrophes et à des crimes, et pour le moins à des ennuis sans remède et à un long martyre); mais de plus, les imprudens, les criminels! en semant la vie, ils jettent dans l’avenir la semence impérissable de la douleur : « Voyez-vous ces amans qui se cherchent si ardemment du regard? Pourquoi sont-ils si mystérieux, si craintifs, si semblables à des voleurs? — C’est que ces amans sont des traîtres, qui, là, dans l’ombre, complotent et cherchent à perpétuer dans le monde la douleur; sans eux, elle s’arrêterait; mais ils l’empêchent de s’arrêter, comme leurs semblables, leurs pères, l’ont déjà fait avant eux. L’amour est un grand coupable, puisqu’en transmettant la vie, il immortalise la souffrance. » Son histoire se résume en deux illusions qui se rencontrent, deux malheurs qui s’échangent, et un troisième malheur qu’ils préparent. — Roméo et Juliette, c’est ainsi que le philosophe de Francfort explique en plein XIXe siècle, aux applaudissemens de l’Allemagne, savante et lettrée, votre poétique légende; il n’y veut voir, sous les mensonges de l’instinct qui vous trompait vous-mêmes, que la fatalité physiologique. Quand vous avez échangé le premier regard qui vous perdit, au fond, le phénomène qui se passait en vous n’était que le résultat « de la méditation du génie de l’espèce, » qui cherchait à rétablir avec votre aide le type primitif « par la neutralisation des contraires, » et qui, satisfait sans doute de son examen, déchaîna dans vos deux cœurs cette folie et ce délire ! Ce fut un simple calcul de chimie. « Le génie de l’espèce » jugea que les deux amoureux « se neutraliseraient l’un et l’autre, comme l’acide et l’alcali se neutralisent en un sel; » dès lors le sort de Roméo et celui de Juliette furent décidés. Plus de trêve : la formule chimique les condamnait à s’aimer; ils s’aimèrent à travers tous les obstacles et tous les périls, ils s’unirent à travers la haine et la mort. Ils moururent de cet amour. Ne les plaignez pas trop; s’ils avaient vécu, auraient-ils été plus heureux? Pour l’espèce, cela eût mieux valu; pour eux, non. Un long ennui aurait succédé à l’ivresse et vengé le pessimisme. Roméo vieilli et bourru, Juliette