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race humaine pourrait-elle subsister? Chacun ne prendrait-il pas en pitié l’avenir de cette génération nouvelle, et ne voudrait-il pas lui épargner le fardeau de l’existence, ou du moins ne refuserait-il pas de prendre sur soi la responsabilité de l’en charger de sang-froid? » C’est pour vaincre ces hésitations, qui seraient mortelles au « vouloir-vivre, » que la nature a jeté sur les phénomènes de cet ordre toute la richesse et la variété des illusions dont elle dispose. Le grand intérêt du principe des choses, de cette volonté rusée, c’est l’espèce, vraie gardienne de la vie. L’individu n’est chargé que de transmettre la vie d’une génération à l’autre; mais il faut que cette fonction s’accomplisse, dût-il en coûter à l’individu son repos, son bonheur, l’existence même : à tout prix, le principe inconscient veut vivre, et ce n’est que par ce misérable moyen qu’il arrive à ses fins : il prend l’individu, il le trompe, il le brise à son gré, après l’avoir choisi dans des conditions spéciales. De là est né l’amour, une passion spécifique, qui, pour se faire accepter, se déguise en passion individuelle et persuade à l’homme qu’il sera heureux pour son compte, quand au fond il n’est que l’esclave de l’espèce, quand il s’agite et souffre pour elle, quand il meurt pour elle.

Tel est le principe de la métaphysique de l’amour, une des parties les plus originales du Monde comme volonté et comme représentation, et dont Schopenhauer dit modestement[1] qu’il le considère « comme une perle. » Il revient sans cesse à cette théorie, qui lui était particulièrement chère, dans ses autres écrits, dans les Parerga, dans les conversations, d’une verve intarissable, qui nous ont été rapportées. — A vrai dire, il n’est pas aisé de mettre « cette perle » en lumière. C’est en physiologiste plutôt qu’en philosophe que Schopenhauer traite cette délicate question, avec un raffinement de détails, un humour, une sorte de jovialité lugubre qui se plaît à ôter tous les voiles, à déconcerter toutes les pudeurs, à épouvanter tous les cants britanniques et autres, comme pour mieux convaincre l’homme de la folie d’aimer. A travers les excentricités et les énormités d’une science à la fois technique et rabelaisienne, que n’arrête aucun scrupule, il arrive à peindre avec une étonnante vigueur, de son point de vue exclusif, cette lutte dramatique du génie de l’espèce contre le bonheur de l’individu, cet antagonisme couvert de sourires et de fleurs, caché sous l’image perfide d’une félicité infinie, d’où résultent toutes les tragédies et aussi les comédies de l’amour. — Qu’y a-t-il dans l’amour le plus éthéré? Un pur instinct sexuel, le travail de la génération future qui veut vivre aux dépens de la génération présente, et la contraint

  1. Dans les Memorabilien. Voyez Ribot, Philosophie de Schopenhauer, p. 126 et 129.