Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne dure même pas, et le besoin recommence avec la douleur. C’est le cercle éternel des choses  : un besoin, un effort qui suspend momentanément le besoin, mais qui crée une autre souffrance, la fatigue, puis la renaissance du besoin et encore la souffrance, — et l’homme s’épuise, et l’existence se passe à vouloir toujours vivre sans motif raisonnable, contre le vœu de la nature qui lui fait la guerre, contre le vœu de la société qui ne l’épargne guère  : toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, c’est la vie ; à peine a-t-elle commencé qu’elle est finie, elle n’a duré que par la douleur. Cette thèse du caractère purement négatif du plaisir est un degré de paradoxe où M. de Hartmann lui-même n’a pas suivi Schopenhauer. Il est d’un bon exemple de voir les chefs du pessimisme aux prises les uns avec les autres  : cela rassure la conscience du critique. M. de Hartmann fait très justement remarquer que son maître tombe dans la même exagération où Leibniz était tombé[1]. Le caractère exclusivement négatif que Leibniz attribuait à la douleur, Schopenhauer l’attribue au plaisir. Tous les deux se trompent également, bien que dans un sens inverse. On ne conteste pas le moins du monde que le plaisir ne puisse résulter de la cessation ou de la diminution de la souffrance ; mais on prétend que le plaisir est autre chose, qu’il est cela d’abord, plus quelque chose. On peut même ajouter qu’il y a plusieurs ordres de plaisir qui n’ont à aucun degré leur origine dans la suspension d’une douleur et qui succèdent immédiatement à l’état de parfaite indifférence. « Les plaisirs du goût, le plaisir sexuel au sens purement physique et indépendamment de sa signification métaphysique, les jouissances de l’art et de la science, sont des sentimens de plaisir qui n’ont pas besoin d’être précédés d’une douleur, ni d’être descendus d’abord au-dessous de l’état d’indifférence ou de parfaite insensibilité pour s’élever ensuite positivement au-dessus de lui. » Et d’une savante discussion, Hartmann conclut ainsi  : « Schopenhauer se trompe sur la caractéristique fondamentale du plaisir et de la douleur, — ces deux phénomènes ne se distinguent que comme le positif et le négatif en mathématiques  : on peut indifféremment choisir pour l’un ou l’autre des termes comparés le nom de positif ou celui de négatif. » Peut-être serait-il plus exact encore de dire que l’un et l’autre sont des états positifs de la nature sensible, qu’ils ont en eux quelque chose de réel et d’absolu, qu’ils sont des actes (ἐνέργειαι, comme disait Aristote), qu’ils sont à titre égal des réalités, expressions également légitimes de l’activité qui nous constitue. Mais un pareil examen nous entraînerait trop loin, en dehors des limites de la psychologie purement empirique où nous voulons enfermer cette étude.

  1. Voyez cette curieuse discussion dans le XIIIe chapitre de la IIIe partie, Philosophie de l’Inconscient.