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Tout est volonté dans la nature et dans l’homme; donc tout souffre : voilà l’axiome fondamental. La volonté-principe est un désir aveugle et inconscient de vivre, qui, du fond de l’éternité, s’éveille par je ne sais quel caprice, s’agite, détermine le possible à l’être, et l’être à tous les degrés de l’existence jusqu’à l’homme. Après s’être développée dans la nature inorganique, dans le règne végétal et le règne animal, la volonté arrive dans l’homme à la conscience. C’est à ce moment que s’achève l’incurable malheur, déjà commencé dans l’animal avec la sensibilité. La souffrance existait déjà, mais sentie plutôt que connue : à ce degré supérieur, la souffrance se sent et se connaît; l’homme comprend que l’essence de la volonté est l’effort et que tout effort est douleur. Voilà la découverte qui ravira à l’homme son repos, et dès lors l’être ayant perdu son ignorance est voué à un supplice qui n’aura de terme que la mort arrivée à son heure ou provoquée par la lassitude et par l’ennui. Vivre, c’est vouloir, et vouloir c’est souffrir. Toute vie est donc par essence douleur[1]. L’effort naît d’un besoin ; tant que ce besoin n’est pas satisfait, il en résulte de la douleur, l’effort lui-même devient fatigue, et, quand le besoin est satisfait, cette satisfaction est illusoire, tant elle est passagère; il en résulte un nouveau besoin et une nouvelle douleur. « La vie de l’homme n’est qu’une lutte pour l’existence, avec la certitude d’être vaincu. » — De cette théorie de la volonté sortent deux conséquences : la première, c’est que tout plaisir est négatif, la douleur seule est positive. La seconde, c’est que plus l’intelligence s’accroît, plus l’être est sensible à la douleur ; ce que l’homme appelle par la plus insigne des folies le progrès n’est que la conscience plus intime et plus pénétrante de sa misère.

Que devons-nous penser de cette théorie? Tout repose sur l’identité ou l’équivalence de ces divers termes qui forment ensemble comme une équation continue : volonté, effort, besoin, douleur. Est-ce l’observation qui établit dans leur dépendance réciproque les différens termes de cette équation? Assurément non; c’est un raisonnement tout abstrait et systématique auquel l’expérience n’est nullement favorable. Que dans ces formules elliptiques, très contestables en elles-mêmes parce qu’elles dévorent les difficultés avec les problèmes, que la vie soit toute volonté, nous y consentons, en élargissant démesurément le sens ordinaire de ce mot pour lui permettre de contenir le système ; mais que toute volonté soit douleur, voilà ce qu’avec la meilleure grâce du monde nous ne pouvons ni admettre ni comprendre. La vie, c’est l’effort, soit; mais pourquoi

  1. Voyez l’excellent résumé de la Philosophie de Schopenhauer, par M. Ribot, p. 119, 139 et passim.