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Nous avons vu que Leopardi résume avec une sagacité étonnante presque tous les argumens d’expérience proprement dits, dont sa théorie de l’infelicità est le programme anticipé. Ce poète malade portait en lui et décrivait sur lui-même cette maladie étrange qui devait s’emparer d’une partie du XIXe siècle à son déclin. Le pessimisme est à l’état d’expérience douloureuse dans Leopardi. Il est à l’état de système raisonné chez Schopenhauer et Hartmann. Quelles sont les raisons d’analyse ou de théorie apportées par l’un et par l’autre dans la démonstration de l’universelle et irrémédiable douleur? Nous les réduirons autant que possible aux thèses qui méritent d’être examinées avec quelque attention, négligeant à dessein la métaphysique dont on veut qu’elles dépendent, parce qu’elle n’est qu’un ensemble de constructions tout arbitraires et toutes personnelles de l’esprit, une mythologie. J’ajoute qu’il n’y a réellement aucun lien logique et nécessaire entre ces théories spéculatives et la doctrine morale qui s’y trouve annexée. On pourrait ôter toute la morale du pessimisme de ces deux ouvrages, le Monde comme volonté et représentation ou la Philosophie de l’Inconscient, sans diminuer d’un atome leur valeur de construction. Ce sont des conceptions a priori, plus ou moins bien liées, sur le principe du monde, sur l’un-tout et sur l’ordre des évolutions selon lequel il se manifeste; mais il est assez difficile de voir pourquoi la conséquence de ces évolutions est nécessairement le mal absolu de l’existence, pourquoi le vouloir-vivre est à la fois l’attrait irrésistible du premier principe et la plus insigne déraison. C’est ce qui n’a jamais été expliqué : c’est l’éternel postulat du pessimisme.

Allons droit aux argumens par lesquels Schopenhauer et Hartmann prétendent démontrer ce principe qui leur est commun avec Çakya-Mouni : «le mal, c’est l’existence. » Écartant avec soin ce qui touche au monde lui-même, la question toute théologique ou transcendante de savoir si l’univers est en soi bon ou mauvais et s’il eût mieux valu qu’il n’existât pas, nous nous bornerons à la vie humaine. J’estime que les argumens du pessimisme, débarrassés de l’appareil formidable qui les recouvre et de la masse d’accessoires qu’ils traînent à leur suite, peuvent se réduire à trois : une théorie psychologique de la volonté, la conception d’une puissance rusée qui enveloppe tout être vivant et spécialement l’homme, enfin le bilan de la vie qui se liquide par un déficit énorme de plaisir et par une véritable banqueroute de la nature. Les deux premiers argumens appartiennent en propre à Schopenhauer, le troisième a été développé avec une grande abondance par M. de Hartmann; mais, comme cette dernière thèse rappelle sur bien des points la théorie de l’infelicità que nous avons tout récemment exposée d’après Leopardi, nous y insisterons moins.