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qui a semblé en être atteint. Ce qui nous ferait croire que notre espoir n’est pas vain, c’est que l’auteur marque une date précise à ses rêves, et que cette date, associée aux souvenirs les plus tristes, est une révélation sur l’état moral dans lequel furent écrits ces dialogues. C’est dans les premiers jours du mois de mai 1871 qu’Eutyphron, Eudoxe et Philalèthe se promenaient, en devisant entre eux, accablés des malheurs de leur patrie, dans une des parties les plus reculées du parc de Versailles. C’était après la guerre étrangère et pendant la guerre civile. Cela explique bien des choses. Paris était en proie à des folies qui justifiaient presque les plus sombres appréhensions du pessimisme. Versailles était calme, mais il gardait l’amer et récent souvenir du long séjour qu’y avaient fait nos vainqueurs, les pessimistes à casque de M. de Bismarck. Une contagion flottait encore dans l’air; Philalèthe la ressentit et en fut troublé. Mais déjà, quand il publia ce livre, il semblait se remettre de la disposition maladive dans laquelle il l’avait écrit. Il nous promet dans une note qu’il publiera bientôt un Essai, composé à une autre époque et sous d’autres influences, et bien plus consolant que celui-ci. Et quant aux lecteurs qui se laisseraient trop émouvoir à ces perspectives désolées, l’auteur leur conte dans sa préface une singulière anecdote, qu’il nous offre comme un antidote infaillible : si quelqu’un devait être attristé à la lecture de ce livre, il faudrait lui dire comme ce bon curé qui fit trop pleurer ses paroissiens en leur prêchant la Passion : « Mes enfans, ne pleurez pas tant que cela, il y a bien longtemps que cela est arrivé, et puis ce n’est peut-être pas vrai. » Je soupçonne que, si ce sermon a été jamais prononcé, ce dut être à Meudon, du temps que Rabelais y officiait, à moins que ce ne soit à Ferney, dans ce fameux jour où « le bon curé » Voltaire s’avisa de prêcher en pleine église.

Quoi qu’il en soit, il suffit que la figure de Voltaire apparaisse dans la préface des Dialogues pour que la sombre vision du livre devienne inoffensive et n’inquiète plus le lecteur que comme une fantaisie d’artiste. Le sourire de l’auteur a tué le monstre; le pessimisme n’est plus qu’un « mauvais rêve. » C’est ainsi que les choses se passent d’ordinaire en France, où la philosophie et la littérature des cauchemars n’ont jamais réussi. Les Contes fantastiques d’Hoffmann n’ont pu s’acclimater sous notre ciel et dans notre langue. Schopenhauer et Hartmann n’y seront jamais que des objets de curiosité.


II.

Revenons au pessimisme allemand et considérons-le dans sa vraie patrie d’adoption, là où il a refleuri de nos jours, comme s’il y rencontrait un climat propice et une culture appropriée.