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cause de cela même, refuse de s’y soumettre. « A la différence de Schopenhauer, dit Philalèthe, je me résigne. La morale se réduit ainsi à la soumission. L’immoralité, c’est la révolte contre un état de choses dont on voit la duperie. Il faut à la fois la voir et s’y soumettre.»

S’y soumettre, et pourquoi? Je ne m’explique pas comment on peut continuer à obéir à des ordres qu’on sait être des pièges, s’il suffit d’un acte de volonté pour s’y soustraire. Un pareil héroïsme de soumission dépasse non-seulement mes forces, mais mon intelligence. A mon sens, Schopenhauer a mille fois raison contre cette chevalerie, qu’on admire légitimement quand elle est celle de l’idéal, qu’on cesse d’admirer quand elle s’offre en immolation à ce je ne sais quoi, l’ordre « d’un tyran fourbe. » La pensée qui nous a affranchis de l’illusion nous a du même coup affranchis de l’obligation. Oui, Schopenhauer a raison de nous prêcher la révolte, si nous nous sentons dupes. Pas de loi intellectuelle ou morale qui puisse nous imposer le sacrifice à un but qui n’a aucun rapport, même idéal, à nous. Il n’y a de devoir qu’autant qu’on croit au devoir; si l’on n’y croit plus, si l’on voit clairement que le devoir est une duperie, par là même l’obligation cesse. S’il est vrai, comme ou nous le dit, que l’homme, par le progrès de la réflexion, reconnaisse de plus en plus toutes ces roueries qui s’appellent religion, amour, bien, vrai, le jour où la critique a tué les ruses de la nature, ce jour-là elle a été vraiment bienfaisante et libératrice: la religion, l’amour, le bien, le vrai, toutes ces chaînes invisibles dont nous étions liés sont tombées; nous n’allons pas les reprendre volontairement pour faire plaisir « au grand égoïste qui nous trompait. » Nous étions dupes, nous ne le serons plus, voilà tout: l’homme est libre, et s’il veut employer, comme Schopenhauer, sa liberté reconquise à détruire ce malicieux enchanteur qui nous tenait enchaînés, qu’il soit béni pour une pareille tentative! Et s’il veut prononcer les paroles magiques que Schopenhauer lui apprend et qui doivent amener la fin de cette triste fantasmagorie, contraindre la volonté qui a déployé sa puissance sous la forme de l’univers à se replier en soi, à se retourner de l’être vers le néant, gloire à l’homme qui, par la critique d’abord, aura détruit les illusions, et qui, par son courage, aura tari la source de ces illusions! Gloire à lui pour n’avoir pas joué volontairement le rôle de l’éternel dupé de l’univers! Tout cela est parfaitement logique, si une fois nous lâchons la dernière ancre qui nous retenait encore à un point fixe « sur cette mer infinie d’illusions, » et cette dernière ancre, c’est l’idée de devoir, attachée elle-même à l’absolu.

Espérons que ce ne sera là qu’une crise momentanée dans l’histoire de l’esprit français et aussi dans l’histoire du brillant esprit