la première partie de ce siècle; Leibniz, Kant, Hegel, avaient été successivement ses maîtres, mais tous le conduisaient et le maintenaient dans des voies parallèles au bout desquelles la raison aperçoit un but digne d’elle, digne qu’on franchisse pour y atteindre les obstacles et les périls de la route, digne que l’homme porte sans se plaindre le poids des longs jours, des lourds fardeaux, des misères et des afflictions sans nombre. — C’est maintenant dans une direction toute contraire qu’une grande partie de l’Allemagne philosophique semble entraînée. N’est-ce là qu’une mode passagère, un caprice d’imagination, une révolte contre les abus de la dialectique transcendante, une réaction violente contre la tyrannie spéculative de l’idée, contre le despotisme de l’évolution universelle au prix de laquelle « les misères individuelles » ne sont rien? Ce qu’il y a de sûr, c’est que les misères individuelles se sont un jour relevées, comme lasses de servir à des fins qu’elles ne connaissaient pas; c’est que « les destinées humaines » ont fini par renverser « le char qui les écrasait sous ses roues d’airain. » Ne pouvant s’affranchir de la souffrance, elles ont protesté contre les raisons dialectiques qui voulaient la leur imposer comme une nécessité salutaire, et le pessimisme est né. A l’heure qu’il est, il y a toute une littérature pessimiste, florissante en Allemagne, et qui a même tenté à plusieurs reprises, non sans succès, des excursions et des conquêtes sur les pays voisins. Et ce n’est pas seulement dans les deux noms de Schopenhauer et de Hartmann, l’un déjà célèbre, l’autre investi d’une notoriété croissante, que se résume cette littérature ou, si l’on aime mieux, cette philosophie. Schopenhauer reste le chef incontesté du chœur, et après lui, sur le second degré, se tient debout, sans aucune affectation de modestie, le jeune successeur déjà désigné, tout prêt, quand l’âge sera venu, à remplir le premier rôle et à prendre en main le bâton du commandement, le sceptre du chœur. Mais le chœur lui-même est nombreux et composé de voix qui ne chantent pas toujours à l’unisson, qui se prétendent indépendantes dans une certaine mesure, tout en restant liées ensemble dans l’accord fondamental.
Parmi les disciples de Schopenhauer, à côté ou au-dessous de M. de Hartmann, il faut citer particulièrement Frauenstädt, Taubert et Julius Bahnsen. Dévoué à la mémoire du maître, dont il a publié la correspondance et les conversations, Frauenstädt essaie cependant d’adoucir quelques traits trop durs de la théorie, niant même que ce terme de pessimisme convienne, dans la rigueur du mot, à un système qui admet la possibilité de détruire la Volonté et de soustraire ainsi l’être aux tourmens qu’elle lui impose. — Cette tendance à admettre le fait de la misère du monde comme inséparable de l’être, et cependant à chercher dans les limites du pessimisme