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de chansons, tout éclaboussée de lumière par les reflets miroitans du courant et les rayons de midi accrochés aux loques éclatantes des oripeaux qui pendaient à l’aventure ; sur la rive, assis dans l’ombre épaisse d’un noyer, les mains croisées sur son bâton, Vanghéli regardait s’éloigner les compagnons qu’il avait dû quitter là, avec ce regard vague, songeur et fatigué commun aux vieilles gens de toute condition en Asie. C’était presque la scène de la poétique toile de Gleyre, — les Illusions perdues, — où le vieillard gagné sur la grève par l’ombre du soir regarde fuir dans le rayon doré la voile qui emporte les jeunesses, les lyres, les fleurs et les espoirs. — Je rappelai de nouveau à Vanghéli sa promesse ; le bac revint nous prendre ; comme je me retournais de l’autre bord, le vieux Syrien me fit de la main le grave salut oriental et se perdit dans un petit chemin, sous un nuage d’aubépines en fleurs, qui chantaient les fêtes de mai, là-bas, le long de l’eau.


VII

J’avais été d’abord vivement frappé par cette longue suite d’aventures, roulant cette âme d’imprévus en imprévus sans troubler sa placidité ni lasser sa résignation, et j’avais fidèlement noté le récit qui précède. Depuis, les soirs de voyage m’habituèrent à des rencontres pareilles, et comme la vie marche, grosse d’oubli, j’oubliai Vanghéli. L’été dernier, je me trouvais en Thessalie. Au sortir de la riante vallée de Tempé, une des seules promesses de la poésie antique que tienne encore la Grèce d’aujourd’hui, j’avais traversé la triste plaine de Larisse et j’étais arrivé à Trikala, au pied des montagnes d’Épire. L’évêque grec, qui me donnait l’hospitalité, me proposa de me mener aux célèbres couvens des Météores. Nous remontâmes le cours du Léthé, en suivant la dernière branche que jette vers le nord la plaine de Thessalie, entre les contre-forts de l’Olympe et la haute barrière du Pinde. Devant nous, à l’extrémité de cette vallée, des aiguilles d’aspect singulier, inexplicable, fermaient l’horizon comme un jeu de quilles de Titans. Nous arrivâmes après quatre heures de marche au village de Kalabaka, adossé à la première de ces éminences, et nous nous engageâmes par un sentier de chèvres dans un paysage étrange, produit de quelque cataclysme inconnu. Tout autour de nous se dressaient des aiguillés, des colonnes, des tables de pierre, squelettes de montagnes grêles et sveltes, hauts de plusieurs centaines de pieds, sans lien entre eux ; enracinés aux âpres, rochers de cette gorge bouleversée, ces fûts naturels montaient tout d’une venue dans la ligne d’aplomb comme des peupliers de granit ; aucun accès apparent sur les parois à pic, et pourtant, sur le faîte étroit de plusieurs d’entre eux, des