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beaucoup d’argent : je m’y employais de mon mieux. D’abord j’avais eu grand’peine à subsister avec mon traitement : une centaine de piastres par mois, rarement payées. Mais, à mesure que mon influence grandissait, les piastres et les livres d’or arrivaient de toutes parts comme d’elles-mêmes. Ceux qui avaient des procès devaient compter avec moi, ceux qui avaient des réclamations à faire au gouvernement encore plus. A l’époque de l’adjudication des dîmes, les fermiers désireux de l’obtenir n’auraient eu garde de ne pas m’intéresser à leur demande ; de même les concessionnaires des travaux du fleuve. Les zarafs qui avançaient de l’argent pour les dépenses du vilayet n’ignoraient pas qu’on me consulterait sur le taux du prêt ; enfin j’ai dû tenir les comptes pour les levées des nizams. Le Seigneur sait que je n’ai jamais fait de tort à personne et que je me suis contenté des bénéfices habituels de mon emploi, recevant les cadeaux comme il est naturel. J’ai vu quelquefois des négocians d’Europe me les refuser, disant qu’on n’avait pas cet usage chez eux : il est pourtant juste de payer ceux dont on a besoin, et il t’est bien connu que tout le monde fait de même ici : pour nous autres chrétiens surtout, les positions sont si précaires, qu’il faut travailler vite quand on y est, afin de se garer du malheur à venir. La fin de mon histoire prouve bien qu’il vient toujours plus promptement qu’on ne s’y attend ; et, s’il est venu sur moi, c’est peut-être parce que j’ai été trop honnête et trop humain.

Il y avait en ville un mollah fort considéré, membre du medjliss, dont le père se ruina et vendit sa maison à un Arménien. Pour rentrer en possession de la maison, le mollah prétendit que c’était un vakouf, bien de mosquée, et amena au konaq deux faux témoins que je connaissais bien, qui, pour une livre par tête, s’étaient engagés à appuyer son affirmation. Je fus sollicité de l’aider dans cette affaire ; mais le mollah, qui était avare, ne me donna que de bonnes paroles : rien ne s’opposa donc à ce que je découvrisse l’injustice de sa cause, qui fut perdue devant le tribunal. J’eus à partir de ce jour un puissant ennemi, qui ne négligea rien pour me perdre. Sur ces entrefaites, le pacha qui m’avait témoigné tant de bonté fut nommé au Yémen : je me crus assez fort pour rester seul à Bagdad et ne tardai pas à m’en repentir. Quelques semaines après son départ, au temps de la Pâque, je fus attiré par le bruit d’une rixe en traversant le bazar : c’étaient des Grecs qui assommaient un juif, ’accusé d’avoir volé et tué un enfant chrétien pour préparer l’agneau avec son sang. Je reconnus le vieux Zacharias-ibn-Jéhoudah, avec lequel j’avais quelques petites affaires ; pris de pitié, j’appelai, les zaptiés et je fis lâcher prise à mes coreligionnaires. J’avais eu tort de me mêler de ce qui n’était pas mon affaire ; d’ailleurs peut-être bien que le juif avait pris le sang de