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de lui ses officiers harassés, il m’appelait pour lui conter des histoires, auxquelles il prenait un plaisir d’enfant. Quelquefois il m’interrompait brusquement, son idée le ressaisissait, et il parlait tout haut, comme pour lui seul, de ses projets, de ses plans pour la réforme de l’empire qu’il allait conquérir. Il disait des choses sages et justes ; j’ai toujours pensé que les peuples auraient été heureux avec lui. Le soir de Konieh, quand il remonta enfiévré de la plaine couverte de cadavres, je me souviens qu’il ne ferma pas les yeux un instant ; il parla de Stamboul, où il croyait arriver dans quelques semaines, il nomma les palais du Bosphore où son père et lui s’établiraient, les beys arabes auxquels il confierait l’administration des provinces.

L’armée s’avança encore jusqu’à Kutahieh, et s’arrêta là. À partir de ce jour, je ne reconnus plus Ibrahim. Lui, si bon et si juste pour nous tous, il devint chagrin, violent et tyrannique. Je comprenais qu’il était aigri par la rencontre d’obstacles imprévus que j’ignorais ; je sais seulement que toutes ses paroles étaient pour se plaindre amèrement des rois d’Europe qui l’arrêtaient dans sa marche, et qu’il accusait sans cesse l’injustice des étrangers. Peu de temps après, il me donna l’ordre de tout apprêter pour retourner en Égypte, et il avait des larmes dans les yeux en me le donnant. Il partit avec une petite escorte, laissant ses troupes en Asie, pour aller consulter son père. Je passais toujours les nuits près de lui ; il dormait encore moins que par le passé, mais alors il restait silencieux, le regard perdu comme celui qu’on vient d’éveiller d’un rêve. Quand on le tirait de sa contemplation, il redevenait emporté et brutal : pour la première fois je me souvins que j’étais esclave, et le désir me prit de quitter un maître si dur.

Un nuit que nous campions à Sahjun, dans la montagne de Syrie, comme je me levai à la première aube, je vis au-dessous de nous, tout au fond des gorges qui descendaient à la côte, au bout de l’horizon, une ligne bleue et de petites taches blanches au bord qui brillaient dans la lumière du matin ; c’était la mer, et l’une de ces taches était Lattaquieh. Je fus tout saisi par cette vue, et les idées qui me montèrent à la tête en ce moment achevèrent de me décider : j’entrai doucement dans la tente où le pacha s’était assoupi un instant, je baisai sa main qui pendait sur les coussins, car il avait été bon pour moi dans le temps passé, et je m’enfuis par le bois de cèdres dans le col de la montagne ; j’y restai caché trois jours ; quand j’appris qu’Ibrahim s’était éloigné avec tout son monde, je repris ma course et descendis à la mer. En entrant dans les jardins de Lattaquieh, je reconnus notre petite maison sur le port, telle que je l’avais laissée vingt années auparavant ; mon vieux père était assis devant la porte ; mais à la suite d’une