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l’ample robe des derviches ; un peu de lune éclaira là-haut ce grand fantôme, qui tournait lentement, comme un oiseau du Nil. D’une voix forte comme sera l’éclat de trompette du jugement, il entonna l’appel habituel du muezzin au nom d’Allah, et continua par cette litanie, qu’il jetait à la ronde aux tombeaux des quatre points : « Levez-vous, khalifes et émirs d’Égypte, levez-vous, fils d’Omar ! lève-toi, Hakem le terrible, lève-toi, Salah-ed-Din le Conquérant, lève-toi, sultan Barkouk, lève-toi, sultan Gouhri ! .. » Le prince se dressa tout surpris et regarda : voici que de toutes parts, des deux grands portails de Barkouk, des cours de Kaït-Bey, de tous les monumens qui faisaient de l’ombre au loin sur le sable, sortaient et glissaient des formes vagues ; j’ai pensé depuis que c’était peut-être les chameliers que la nuit surprend parfois endormis dans ce lieu, peut-être les chacals qui y viennent rôder, et dont les yeux de braise nous regardaient fixement ; mais à cette heure, terrifiés comme nous l’étions, nous crûmes que les morts répondaient à l’appel du quodjah. Lui continuait là-haut de sa voix tonnante : « Levez-vous tous, dites à Ibrahim, héritier des khalifes, que l’heure est venue de marcher. A lui l’étendard des saints, à lui le khalifat des croyans, à lui le trône affaissé de Stamboul : par lui le sang doit couler et l’empire d’El-Mohawi refleurir dans le sang ; dites-lui que Dieu l’a marqué, qu’il marche ou qu’il sera maudit ! » Et je ne sais si ce fut encore le glapissement des chacals, mais il nous sembla entendre des échos lointains qui se redisaient de tombe en tombe : « Amin, amin ! » Le prince se prosterna de nouveau sur les turbés et pris longuement, puis, sans dire une parole, il reprit sa monture et repartit.

Le lendemain matin, quand je descendis dans les rues pleines de peuple, les muezzins appelaient de toutes les mosquées les Arabes à la guerre, les soldats sortaient des camps ; le jour même Ibrahim m’ordonna de faire ses préparatifs de départ ; une semaine après la belle armée du pacha d’Égypte, comme un nuage de sauterelles, couvrait le désert de Suez de chameaux, de chevaux, d’hommes et de canons. Mon maître marchait en tête, et je le suivais, plantant sa tente chaque soir au camp, mêlé insouciamment, moi pauvre esclave, à cette foule qui marchait à la conquête du monde.

Tu as lu dans les livres l’histoire de cette longue guerre, et je ne t’en dirai rien que tu ne saches mieux que moi. Tu n’ignores pas comment nous traversâmes la Syrie conquise, et le Liban et le Taurus. Les soirs de bataille, j’attendais le pacha devant sa tente ; quand il revenait fatigué, sanglant et victorieux, je préparais les coussins sur les tapis de Perse ; mais Ibrahim ne connaissait guère le sommeil ; sa tête travaillait sans cesse, tandis que son armée reposait, le Sommeil le fuyait, et quand il ne pouvait plus retenir près