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éclaire les eaux profondes où je travaillais. Sur ses épaules roulaient des cheveux si fins et si ensoleillés qu’ils me rappelaient les longs écheveaux de soie vierge avec lesquels je jouais au rouet de ma mère quand elle descendait du Liban après la récolte des cocons. Tout cela faisait une beauté étrange et fière que je n’avais jamais vue aux pauvres filles de nos marins. A mon air étonné, l’enfant se prit à rire bien fort, d’un rire singulier qui sortait des yeux, de la bouche, de la gorge, de partout, comme le frisson de toutes les plumes d’un oiseau qui prend son vol. Elle me tendit sa moitié de pastèque et mordit à l’autre morceau avec de si fraîches lèvres rouges que je ne savais plus où finissait le fruit, où commençait la chair. — Je te parle de tout cela, effendi, comme de choses d’hier ; c’est qu’après tant d’années descendues sur ce souvenir, il m’est plus présent encore que celui du jour où j’entendis pour la première fois les balles turques, où je vis flamber Vrachori. — Prends donc, frère, dit la belle fille ; qui es-tu ? Je ne t’ai jamais vu à l’église ni au marché. — Je racontai que j’étais de Syrie, nouveau dans l’île, et que je passais, allant à Rhodes. — Tu vas à Rhodes ! fit-elle vivement : dis à mon père, qui vend les éponges sur la marine, qu’il m’achète une petite, toute petite croix d’or. Tant que je n’aurai pas de croix d’or, les épouseurs ne viendront pas. Et si tu repasses, en retournant lundi à la pêcherie, rapporte-la-moi. — Je ne repasserai plus par Stavro, je pars pour mon pays ; — Alors donne-moi ta main, que je lise ; ma mère était de Smyrne, et les tziganes, qui dorment sous les tentes noires dans les plaines, lui ont appris à lire ce qui est écrit là du lendemain. — Elle prit gravement ma main, regarda et repartit de son grand rire enfantin : — Il y a écrit là que tu ne partiras pas ! — Là-dessus elle disparut dans les figuiers en reprenant sa chanson et se retourna deux fois pour me crier : — N’oublie pas la croix d’or !

Les bateliers m’appelaient du caïque. Je demandai à l’un d’eux, un homme de Stavro, quelle était cette rieuse jeunesse. — C’est la fille de Michali, le pêcheur d’éponges, répondit-il, la belle Lôli ; on la nomme ainsi dans le pays parce qu’elle est un peu bizarre (c’est le mot qui veut dire folle dans le dialecte de la côte de Smyrne), et comme avec cela elle est pauvre, les garçons ne se pressent pas de la demander. — Je ne dis plus rien, mais jusqu’à Rhodes je regardais l’eau où couraient pour moi des images nouvelles, et j’entendais frissonner le rire singulier de Lôli dans la brise. Le sang me battait au cœur et aux tempes comme lorsque j’étais au travail sous la mer, retenant mon haleine. Jusqu’alors ma vie agitée et soucieuse ne m’avait pas laissé le temps de sentir l’âge d’amour, je compris que le jour était venu pour moi comme pour les autres.