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turcs. Ah ! je suis las des fourberies humaines ! Où est l’enfant qui chante, qu’il me fasse oublier les hommes ? — Il appela un petit Albanais qui accordait une guzla à l’autre bout de la galerie, et le fit asseoir à ses genoux. Moi, cependant, je m’y précipitai aussi, voulant tenter un effort pour conjurer l’orage qui me menaçait. — Altesse, ne me jugez pas durement, je ne suis qu’un pauvre clerc, ignorant de ce que font les chefs, et sans mauvaises pensées. — Le pacha se retourna brusquement : — tu es clerc, donc médecin ; serais-tu plus habile que ces deux sots, ; — et il me montra les deux médecins francs qui se parlaient derrière lui, — pourrais-tu me guérir d’un mal qui me tourmente depuis ce matin et me remplit la poitrine de feu ? Dans ce cas, tu seras le bienvenu à Janina. — Il n’y avait plus qu’à payer d’audace, c’était ma seule chance de salut. J’interrogeai longuement le pacha sur son mal et, demandant à me retirer, je revins avec quelques pilules de mie de pain que je lui administrai gravement. Après quoi je passai la nuit à prier Dieu qu’il guérit le terrible malade pour sauver ma tête. Le lendemain matin, Ali me fit appeler, il était soulagé par la grâce du ciel, gai et plaisant ; il me déclara que j’avais désormais sa confiance et que je ne le quitterais plus un jour. Je ne savais si je devais me réjouir ou m’attrister de cette effrayante promesse, je craignais à chaque instant que ma fraude ne fût découverte, surtout quand les deux médecins européens vinrent à moi avec une hostilité évidente et me pressèrent de questions. Je pris le parti de leur avouer ma détresse, les suppliant de ne pas me perdre, leur promettant de suivre en tout leurs conseils et de les servir jusqu’au moment où je trouverais l’occasion de m’échapper.

Cette occasion ne devait pas se présenter. Quelques jours après mon arrivée à Janina, les coureurs d’Ismaïl se montrèrent aux portes de la ville, et Ali de Tépélen résolut de se retirer dans son château du lac pour y soutenir le siège. C’était une forte citadelle, formée de trois tours qui baignaient dans l’eau à l’extrémité de la presqu’île avancée dans le lac. Une nuit, les Amantes transportèrent là de grosses caisses de fer qui contenaient les trésors du pacha ; son harem, ses quatre cents femmes et ses fils suivirent ; lui-même enfin, entouré de ses.fidèles Albanais, se retira de la ville, qu’il livra aux flammes, et s’enferma dans la forteresse où je dus le suivre. — Tu n’attends pas, effendi, que je te raconte l’histoire de ce long siège, que chacun sait : je veux pourtant te dire comment est mort Ali de Tépélen, car depuis on a fait sur cette mort de faux récits, pris je ne sais où ; moi, qui étais là à ses derniers momens, je sais bien comment les choses se sont passées. Pendant longtemps le vieux vizir ne perdit pas courage ; chaque jour, quelques-uns des siens le quittaient ; les bombes turques ravageaient la