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albanais, il dit : « Je t’ai donné de quoi manger et tuer ; que Dieu te donne du cœur et du bonheur, » et il se remit à frapper son sabre sur la pierre.

Voilà, effendi, comme j’entrai dans l’armée du Christ : j’avais peut-être vingt ans, et il y a peut-être la moitié d’un siècle de cela : mais tu sais que sous les têtes blanches le souvenir de ces anciennes histoires est plus vivant que celui de la journée d’hier. — Plusieurs semaines se passèrent, sans autre occupation pour nous que de faire rentrer l’impôt de guerre dans les villages de la plaine ; et les pauvres gens disaient parfois que leurs frères étaient plus durs pour eux que le Turc. Enfin, un matin, les bergers vinrent annoncer au camp que les janissaires de Kurchid-Pacha, sortis en force de Tripolitza, s’étaient établis au village de Vrachori, à deux journées de nous. Kolokotroni venait de recevoir les renforts de Soutzo et d’autres chefs du Magne ; nous étions bien un millier d’hommes, et il résolut de chasser l’ennemi de Vrachori. Nous marchâmes toute la nuit de ce jour et celle du lendemain à la clarté de la lune ; vers le moment de l’aube où la terre devient grise, comme nous étions couchés dans le lit du torrent au pied du monticule que domine le village, nous entendîmes la voix du muezzin qui criait la prière d’Allah dans le clocher profané. Quelques pieux chrétiens de la troupe, exaspérés du sacrilège, rampèrent dans un champ d’oliviers jusqu’aux premières maisons : trois ou quatre coups de feu partirent en même temps, et je vis la silhouette noire du muezzin, qui se détachait du ciel déjà blanc, tourner les bras étendus sur la plate-forme au clocher et tomber comme un plomb. Aussitôt une tempête de voix éclata dans le silence de l’aube, des turbans apparurent à toutes les fenêtres, et les balles commencèrent à siffler comme des abeilles dans les oliviers. Yani, un petit pâtre qui nous avait joints la veille et qui dormait de fatigue à mes côtés, se leva debout devant moi ; j’entendis un léger frisson, comme d’un fer rouge entrant dans la terre mouillée : l’enfant ouvrit deux fois la bouche toute grande en balançant la tête et respirant avec force ; puis il s’étendit devant lui sur la face, les bras en croix, sans autre geste ni cri. C’est comme cela, effendi, quand on est frappé au cœur. Depuis j’en ai vu bien d’autres, mais le premier, cela reste. Je puis te dire aujourd’hui qu’à cette première minute je sentis tous mes os claquer dans le froid du matin : je m’agenouillai sous un arbre, pensant à la tranquille église d’Antioche, et je priai désespérément la Vierge et les saints ; l’oreille collée à terre, j’écoutais tous les bruits d’ouragan que celle-ci m’apportait, la grande voix de Kolokotroni commandant l’assaut à ses palikares, les clameurs des Turcs répondant aux nôtres, la fusillade, le canon que les toparadjis achevaient de pointer. Au bout de quelques secondes, je