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ne pouvais plus lire dans les livres de l’école, et je courais les places pour écouter les voyageurs. Cet hiver-là, après la récolte des olives, le patriarche, qui m’avait pris en gré, m’envoya recueillir les dîmes de l’église dans les districts de la mer. Je partis pour Iskendéroun ; un matin que j’étais assis sur le quai de radoub à regarder les goélands, je vis venir à moi un patron de brick qui m’avait connu enfant dans la boutique de mon père. Il m’emmena au café sur la marine et, tout en buvant le raki, il me raconta qu’il chargeait des grains pour Monemvasia, un bourg de Morée, et voulait tenter de ravitailler la place assiégée par les Turcs. Puis il me fit cent histoires de la vie des klephtes dans la montagne ; je l’écoutais, et l’odeur de l’eau salée qui battait l’estacade me grisait. Le lendemain, le vent de terre s’étant levé, Yorgaki vint à l’aube demander la bénédiction de l’évêque avec qui je faisais mes comptes et annonça qu’il allait prendre la mer, en se plaignant d’avoir perdu un de ses matelots. Je le suivis sur le port : quand je vis les voiles s’enfler en battant les vergues, je me seniis comme possédé, je sautai à bord, je m’assis à la barre et m’offris pour remplacer le matelot, sachant le métier de mon enfance. Quand la terre disparut et qu’on ne vit plus que le ciel et l’eau, il me sembla que mes années passées descendaient dans la mer, et que des années toutes neuves, toutes fières, montaient dans le ciel devant moi.

Nous fûmes trois semaines sous voiles, louvoyant et rusant entre les lourdes frégates turques, qui dormaient comme des chiens enchaînés à l’ombre des baies de Candie. La Vierge nous garda des Égyptiens, mais non pas des mauvais vents ; ils nous prirent par le travers du cap Malia et nous jetèrent à la côte bien au-dessous de Monemvasia. Tandis que Yorgaki se lamentait sur son brick avarié et ses grains perdus, j’allumai des broussailles pour sécher ma robe de diacre, toute trempée d’eau de mer. Des bergers qui paissaient les chèvres dans la montagne accoururent attirés par la flamme, et me contèrent que Kolokotroni et ses armatoles n’étaient qu’à deux journées de nous, dans le Magne. Au matin, un garçon qui portait du lait et des olives au camp des klephtes s’offrit à m’y conduire : je grimpai avec lui les sentiers du Mavrovouni : le soir du second jour, nous descendîmes vers un grand feu dont la clarté couvait sous les lauriers et les lentisques, dans le ravin du Xéropotamo. Une centaine d’hommes se chauffaient, autour, faisant rôtir le mou-ion à l’albanaise. Un peu à l’écart, un grand vieillard maigre, sec et blanc comme un vieil aigle de montagne, était accroupi entre de gros chiens d’Épire qui faisaient la garde autour de lui et redressait à coups de marteau la lame d’un yatagan. C’était Kolokotroni. On me mena à lui ; il me demanda qui j’étais, d’où je venais, puis, me mettant dans les mains un pain de maïs et un fusil