Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/380

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il égrenait distraitement, il semblait réfléchir, dans la mesure où cette opération est possible aux hommes de sa race. L’ombre d’une pensée errait sur les rides de son front et lui donnait une expression grave, qui eût été triste, si elle n’avait été surtout résignée. Comme je m’approchai pour lui demander du feu, le comédien me salua en romaïque, et la conversation s’engagea.

— Il me paraît que tu n’es guère fatigué pour ne pas reposer à cette heure ?

— Oh ! j’ai bien le temps de me reposer ; j’ai joué ce soir pour la dernière fois.

— Est-ce que tu as eu des difficultés avec tes camarades ? Je suis étonné de te voir, toi orthodoxe, avec des Arméniens.

— C’est le hasard qui a fait cela. Je suis entré dans la troupe à Bagdad, pour gagner de quoi faire la route. Je la quitte demain pour m’embarquer à Gueumlek ; je vais chez les saints vieillards de Roumélie me faire moine.

Cela dit, l’homme se tut et fuma en silence ; je surpris dans ses yeux la défiance innée chez l’Asiatique vis-à-vis d’un inconnu. Il reprit après un moment :

— Tu viens de Stamboul, effendi ?

— Oui.

— Qu’est-ce que tu viens chercher ? Les cotons, les soies ou le tabac ?

— Rien de tout cela, je suis voyageur, je regarde les hommes et les choses, je cherche la sagesse.

— Voilà une marchandise qui ne t’enrichira pas. Je n’ai pas encore rencontré ceux qui l’ont trouvée, et pourtant j’ai vu bien des pays et fait bien des métiers avant celui de comédien.

— Veux-tu me les raconter, puisque nous ne dormons ni l’un ni l’autre ?

L’homme hésita un instant, étonné de ma demande, mais rassuré évidemment par l’idée qu’il n’avait pas affaire à un négociant et que je n’avais rien à gagner de lui. L’Oriental, toujours préoccupé des intérêts matériels, suppose le même souci à tous ceux qui l’abordent et ne désarme qu’en ’constatant l’absence de ce souci chez son interlocuteur. Après une nouvelle pause, l’acteur reprit :

— Je n’ai rien de curieux à te conter ; j’ai vécu comme tous les autres, ainsi que Dieu l’a voulu. Je dirai ce dont je me souviens, si cela te fait plaisir ; aussi bien tu pourras sans doute après, puisque tu es de ces hommes d’Europe qui savent les choses, répondre à. une question que je me faisais tout à l’heure.

Le vieillard se remit à fumer, et son regard se retourna en dedans, comme il arrive quand on descend dans le passé. Je m’assis