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canal qui occupait tout le milieu de la vallée. Ce canal, creusé dans le tuf, avait 220 mètres de long sur 80 de large. Des barques élégantes, faites sans doute sur le modèle des gondoles d’Alexandrie, étaient réservées à l’empereur et à ses amis, et l’on voit encore sur le quai les restes de l’escalier où les embarcations venaient les prendre quand ils voulaient se promener sur le canal. D’un côté de la berge, on a retrouvé les ruines d’une vingtaine de salles à deux étages, abritées par un beau portique. C’était sans doute une imitation de ces hôtelleries voluptueuses où le voyageur qui allait à Canope était si heureux de s’arrêter. Il est probable que celles de la villa de Tibur faisaient de leur mieux pour mériter le renom que les autres avaient acquis. On devine ce qui devait s’y passer quand on se rappelle qu’Hadrien aimait le plaisir avec passion, et qu’il n’a jamais pris la peine de le cacher. Peut-être Marc-Aurèle faisait-il plus tard quelque allusion à ces spectacles corrupteurs quand il rappelait les dangers qui avaient menacé sa vertu pendant sa jeunesse, et qu’à cette occasion il remerciait les dieux « de l’avoir guéri des passions d’amour auxquelles il avait un moment cédé. »

Il ne nous reste plus, pour être complet, qu’à nous occuper des Enfers, car il y avait aussi une reproduction des enfers dans la villa de Tibur : Hadrien, nous dit son biographe, avait voulu les y mettre afin que rien n’y manquât. Les archéologues, qui ne doutent de rien, ont essayé d’en retrouver la place, mais il sera bien difficile d’y parvenir tant qu’on ne saura pas sur quel modèle l’empereur les avait bâtis. Était-ce une œuvre de fantaisie individuelle ou s’était-il conformé aux descriptions du sixième livre de l’Enéide ? Nous ne le savons pas. Ce qui est curieux et significatif, c’est que l’idée lui soit venue de placer le tartare et l’Élysée dans sa maison de campagne. N’est-ce pas la preuve que ses contemporains commençaient à se préoccuper étrangement de l’autre vie[1] ? Quant à lui, je ne crois pas qu’il s’en soit beaucoup tourmenté. Ce politique avisé, ce bel esprit sceptique n’était pas de ceux sur lesquels les religions mystiques de l’Orient pouvaient avoir beaucoup de prise. On nous dit qu’il fut assez maître de lui, quand il sentit la mort venir, pour composer de petits vers mignards dans lesquels, s’adressant « à sa petite âme tremblotante et charmante, » il lui disait, avec une accumulation de diminutifs étranges qu’on ne peut traduire : « Tu vas aller dans des lieux pâles, sévères et nus, où tu ne pourras plus te livrer à tes jeux accoutumés. » De quelle manière avait-il représenté ces lieux pâles et nus dans sa villa ? Il faut se résoudre à l’ignorer.

  1. Le jour où Caligula fut tué, il donnait des jeux au peuple dans lesquels des Égyptiens et des Éthiopiens représentaient les scènes des enfers. Le spectacle devait avoir lieu le soir et se prolonger dans la nuit.