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Que cet envahissement d’un esprit étranger ait blessé les Romains sérieux, c’est ce qui ne peut pas surprendre. Ils avaient bien raison de penser que Rome avait tout à y perdre. Les divers peuples qui entraient dans l’unité romaine y apportaient leurs qualités nationales et rajeunissaient l’empire ; les Grecs ne lui communiquaient que leurs défauts. En favorisant l’invasion de cet esprit nouveau, Hadrien était donc coupable au moins d’imprudence ; il travaillait, sans le savoir, à avancer l’heure du bas-empire.

Tel était, avec son mélange singulier de qualités et de défauts, cet empereur à demi romain et à demi grec, qui fut l’auteur et peut-être même l’architecte de la villa de Tibur. Il nous reste à connaître ce qui lui donna l’occasion de la bâtir. Les historiens nous disent que c’est à la suite de ses voyages et pour en conserver le souvenir qu’il en construisit au moins la plus grande partie. On sait qu’Hadrien habita fort peu sa capitale, et qu’il passa presque tout son règne à parcourir son vaste empire. Rien dans sa vie n’avait plus frappé le monde que cette indomptable activité. Les populations, qui le voyaient si souvent passer, gardèrent de lui le souvenir d’un voyageur infatigable, qui allait sans cesse d’un bout de l’univers à l’autre. « Il n’y a jamais eu de prince, dit son biographe, qui ait visité si rapidement tant de contrées diverses. »

Ce n’est pas que les voyages fussent alors aussi rares qu’on le suppose ordinairement. On n’aimait guère plus à rester en place dans l’antiquité que de nos jours ; Sénèque était même tellement frappé de ce besoin de se mouvoir et de s’agiter qui tourmente les hommes qu’il essaya d’en donner une explication philosophique. Il en rapporte l’origine à cette partie divine qui est en nous, et qui nous vient des astres et du ciel : « C’est la nature des choses célestes, dit-il, d’être toujours en mouvement. » Depuis que l’empire avait donné la paix au monde, les voyages, étant plus sûrs, étaient devenus aussi plus fréquens. Ces chaussées étroites, solidement pavées de larges dalles, qui allaient de Rome jusqu’aux extrémités du monde, étaient sans cesse parcourues par des chars, des cavaliers et des piétons. On y voyait passer des gens de toute fortune, depuis celui qui, comme Horace, n’avait pour monture qu’un pauvre mulet court de queue et lourd d’allure, jusqu’à ces grands seigneurs étalés dans leurs litières commodes où l’on pouvait lire, écrire, dormir ou jouer aux dés, qui se faisaient précéder de courriers libyques et suivre de tout un cortège d’esclaves et de cliens. Tout ce monde trouvait plus de facilités pour faire la route que nous ne sommes disposés à le croire. La poste impériale venait d’être instituée : elle fournissait à ceux qui étaient munis d’une autorisation de l’empereur des chevaux et des voitures qui faisaient près de 8 kilomètres