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Parfois l’ironie est poussée tout à fait au noir. Le Follet raconte au Gnome que les hommes sont morts : « Vous les attendez en vain, ils sont tous morts, » comme il est dit au dénoûment d’une tragédie où mouraient tous les personnages. — Et comment ont disparu ces coquins-là ? — Les uns en se faisant la guerre, les autres en naviguant ; ceux-ci en se mangeant entre eux, ceux-là en s’égorgeant de leurs propres mains ; d’autres en croupissant dans l’oisiveté, d’autres en répandant leurs cervelles sur les livres, ou en faisant ripaille ou par mille excès ; enfin, en s’étudiant de toutes façons à aller contre la nature et à se faire du tort. »

Il n’y a pas de plus cruel ennemi de l’homme que l’homme. C’est ce que Prométhée a pu apprendre à ses dépens, dans sa gageure avec Momus, qui hochait la tête toutes les fois que le fabricateur du genre humain se vantait devant lui de son invention. Un pari s’engage et les deux parleurs partent pour la planète. Descendus en Amérique, ils se trouvent nez à nez avec un sauvage en train de manger son fils ; dans l’Inde ils voient une jeune veuve brûlée sur le bûcher de son mari, un horrible ivrogne. « Ce sont des barbares, » dit Prométhée, et ils partent pour Londres. Là, devant la porte d’un hôtel, ils voient une foule qui s’amasse : c’est un grand seigneur anglais qui vient de se brûler la cervelle après avoir tué ses deux enfans et recommandé son chien à un de ses amis. — N’est-ce pas là, trait pour trait, le sombre tableau tracé par Schopenhauer : « La vie est une chasse incessante, où, tantôt chasseurs et tantôt chassés, les êtres se disputent les lambeaux d’une horrible curée ; une guerre de tous contre tous ; une sorte d’histoire naturelle de la douleur qui se résume ainsi : vouloir sans motif, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite, dans les siècles des siècles jusqu’à ce que la croûte de notre planète s’écaille en petits morceaux. » Avions-nous tort de dire que le pessimisme est moins encore une doctrine qu’une maladie du cerveau ? À ce degré, le système ne relève plus de la critique, il revient de droit à la clinique ; il faut l’y laisser.

Sur deux points seulement, le pessimisme de Leopardi diffère de celui de Schopenhauer, et je n’hésite pas à dire que le poète est le plus philosophe des deux, parce qu’il reste dans une mesure relative de raison. Ces deux points sont le principe du mal et le remède. Du principe métaphysique, Leopardi ne sait rien et ne veut rien savoir. Le mal se sent et s’apprécie : c’est une somme de sensations très réelles, pur objet d’expérience, non de raisonnement. Tous ceux qui ont prétendu déduire la nécessité du mal d’un principe, soit la volonté, comme Schopenhauer, soit l’inconscient, comme Hartmann, ont abouti à des théories absolu-