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« Almanachs ! almanachs nouveaux ! Calendriers nouveaux ! — Des almanachs pour l’année nouvelle ? — Oui, monsieur. — Croyez-vous qu’elle sera heureuse, cette année nouvelle ? — Oh ! oui, illustrissime, bien sûr. — Comme l’année passée ? — Beaucoup, beaucoup plus. — Comme l’autre ? — Bien plus, illustrissime. — Comme celle d’avant ? Ne vous plairait-il pas que l’année nouvelle fût comme n’importe laquelle de ces dernières années ? — Non, monsieur, il ne me plairait pas. — Combien d’années nouvelles se sont écoulées depuis que vous vendez des almanachs ? — Il va y avoir vingt ans, illustrissime. — À laquelle de ces vingt années voudriez-vous que ressemblât l’année qui vient ? — Moi ? je ne sais pas. — Ne vous souvenez-vous d’aucune année en particulier qui vous ait paru heureuse ? — Non, en vérité, illustrissime. — Et cependant la vie est une belle chose, n’est-il pas vrai ? — On sait cela. — Ne consentiriez-vous pas à revivre ces vingt ans, et même tout le temps qui s’est écoulé depuis votre naissance ? — Eh ! mon cher monsieur, plût à Dieu que cela se pût ! — Mais si vous aviez à revivre la vie que vous avez vécue, avec tous ses plaisirs et toutes ses peines, ni plus ni moins ? — Je ne voudrais pas. — Et quelle autre vie voudriez-vous revivre ? La mienne, celle d’un prince ou celle d’un autre ? Ne croyez-vous pas que moi, le prince ou un autre, nous répondrions comme vous, et qu’ayant à recommencer la même vie, personne n’y consentirait ? — Je le crois. — Ainsi, à cette condition vous ne recommenceriez, pas ? — Non, monsieur, non vraiment, je ne recommencerais pas. — Quelle vie voudriez-vous donc ? — Je voudrais une vie faite comme Dieu me la ferait sans autre condition. — Une vie au hasard dont on ne saurait rien d’avance, comme on ne sait rien de l’année nouvelle ? — Précisément. — Oui, c’est ce que je voudrais, si j’avais à revivre, c’est ce que voudrait tout le monde. Cela signifie qu’il n’est jusqu’à ce jour personne que le hasard n’ait traité mal. Chacun est d’avis que la somme du mal a été pour lui plus grande que celle du bien : personne ne voudrait renaître à condition de recommencer la même vie avec tous ses biens et tous ses maux. Cette vie qui est une belle chose n’est pas celle qu’on connaît, mais celle qu’on ne connaît pas, non la vie passée, mais la vie à venir. L’année prochaine, le sort commencera à bien nous traiter tous deux et tous les autres avec nous ; ce sera le commencement de la vie heureuse. N’est-il pas vrai ? — Espérons-le. — Montrez-moi donc le plus beau de vos almanachs. — Voici, illustrissime, il vaut trente sous. — voilà trente sous. — Merci, illustrissime. Au revoir. Almanachs ! almanachs nouveaux ! Calendriers nouveaux ! »


Quelle amertume dans cette scène de comédie, si habilement menée par l’humour du passant, une sorte de Socrate désabusé ! —