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on les injurie, on les force à se mettre au pas de tout le monde. C’est en cela seulement, quoi qu’en disent les journaux, que Leopardi poursuit de ses épigrammes et de sa colère, c’est en cela que ce siècle diffère des autres. Dans tous les autres, comme dans celui-ci, la grandeur a été très rare ; seulement, dans tous les autres, c’est la médiocrité qui a dominé : dans celui-ci, c’est la nullité. — Mais c’est un siècle de transition. — La belle excuse ! Est-ce que tous les siècles n’ont pas été et ne seront pas des siècles de transition ? La société humaine ne s’arrête jamais, et son jeu perpétuel est de passer d’un état à un autre.

« Les livres et les études, que souvent je m’étonne d’avoir tant aimés, les grands desseins, les espérances de gloire et d’immortalité sont choses dont le temps est passé de rire ; aussi je me garde bien de rire des desseins et des espoirs des hommes de mon temps ; je leur désire, de toute mon âme, le meilleur succès possible ;… mais je ne les envie ni eux, ni nos descendans, ni ceux qui ont à vivre longuement. En d’autres temps, j’ai envié les fous et les sots, et ceux qui ont une grande opinion d’eux-mêmes, et j’aurais volontiers changé avec n’importe qui d’entre eux. Aujourd’hui, je n’envie plus ni les fous ni les sages, ni les grands ni les petits, ni les faibles ni les puissans : j’envie les morts, et ce n’est qu’avec les morts que je changerais. » Tel est le dernier mot de Tristan sur la vie et sur l’histoire, sur le xixe siècle et le progrès. C’est toujours ce refrain lugubre et monotone : il commun danno e l’infinita vanità del tutto.


IV.


Voilà les trois formes de l’illusion humaine épuisées ; il ne reste plus rien à espérer ni dans le présent, ni dans l’avenir du monde, ni dans un au-delà que personne ne connaît. Nous ne devons plus nous étonner de ces tristes aphorismes qui ne sont que la conclusion de l’expérience résumée des choses, et qui reviennent à chaque instant dans l’œuvre de Leopardi, à chaque strophe, à chaque page : la vie est un mal ; même sans la douleur, elle est un mal encore. — Il n’y a pas de situation si malheureuse qu’elle ne puisse empirer ; la fortune sera toujours la plus forte, elle finira par rompre la fermeté même du désespoir. — Quand finira l’infélicité ? Quand tout finira. — Les pires momens sont encore ceux du plaisir. — Pas une existence ne vaut mieux, n’a valu et ne vaudra mieux que le néant, et la preuve en est que personne ne voudrait la recommencer. Écoutez le dialogue d’un marchand d’almanachs et d’un passant :