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battemens, et la terre n’est pas digne de tes soupirs. » Pauvre poète ! Quel homme n’a écrit cette épitaphe sur la tombe où il a cru ensevelir son cœur, et quel homme ne l’a plus d’une fois et douloureusement démentie ?

Ainsi chassé de refuge en refuge, du patriotisme stérile et méconnu à la gloire, de la gloire à l’amour, l’homme ne trouvera-t-il pas au moins une consolation, un bonheur même, dans le sacrifice de son bonheur à celui des générations futures, dans cette grande pensée du progrès qui mérite qu’on y travaille sans relâche, qui fait que rien ne se perd dans le labeur humain, et qui relève la misère du monde actuel comme étant le prix et la rançon de la félicité inconnue dont jouiront nos descendans ? — C’est le troisième stade d’illusion ; Leopardi le mesure, comme les deux autres, d’un regard intrépide qui, plutôt que de s’égarer sur des chimères, aime mieux voir clairement ce qui est et ce qui sera toujours, « le mal de tous et l’infinie vanité de tout. »

Non, l’avenir ne sera pas plus heureux que le présent, il sera même, il doit être plus misérable. — Le progrès ! mais d’où l’homme pourra-t-il en tirer le principe et l’instrument ? De la pensée, sans doute, mais la pensée est un don fatal ; elle ne sert qu’à augmenter notre malheur en l’éclairant. Mieux vaut mille fois être aveugle, comme la brute ou comme la plante. Que nous voilà loin du roseau pensant ! — Le berger, errant sur les monts de l’Himalaya, s’adresse à la lune, condamnée comme lui à un éternel labeur ; il la prend à témoin que les bêtes qu’il garde sont plus heureuses que lui : elles au moins ignorent leur misère, elles oublient vite tout accident, toute crainte qui traverse leur existence, elles n’éprouvent pas l’ennui[1]. — Voyez le genêt ; il croît, heureux et calme, sur les flancs du Vésuve, tandis qu’à ses pieds dorment tant de villes ensevelies, tant de populations prises par la mort dans le plein triomphe et l’orgueil de la vie. Lui aussi, cet humble genêt, il succombera un jour à la cruelle puissance du feu souterrain, mais du moins il périra sans avoir dressé son orgueil vers les étoiles, d’autant plus sage et plus fort que l’homme, qu’il ne se sera pas cru immortel comme lui[2]. Leopardi retourne cruellement le mot de Pascal : « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que lui, parce qu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. » C’est là précisément notre infériorité, selon Leopardi : savoir sans rien pouvoir. La plante et l’animal ne savent rien de leur misère ; nous mesurons la nôtre. Et cette souffrance ne tend pas à décroître dans le monde, au contraire. Les

  1. Canto d’un pastor errante.
  2. La Ginestra.