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deux fois brisé ; aux deux extrémités de sa courte vie, le fantôme passa près de lui, fit briller la joie à ses yeux, un éclair de joie bien fugitif, et après que le fantôme eut passé, le poète, qui avait cru le saisir et l’étreindre, resta plus seul et plus désolé. — Que voulez-vous ! le poète était gauche et contrefait, il n’avait que du génie. Schopenhauer lui aurait expliqué son cas en deux mots : « La bêtise, dit ce terrible humoriste, ne nuit pas près des femmes. Ce serait plutôt le génie qui pourrait leur déplaire comme une monstruosité. Il n’est pas rare de voir un homme pesant et grossier supplanter près d’elles un homme plein d’esprit et en tout digne d’amour. » D’ailleurs qu’attendre des femmes ? ajoutait-il, se souvenant d’une épigramme grecque : elles ont les cheveux longs et les idées courtes !

Leopardi ne se vengea pas d’Aspasie avec la même brutalité, il resta poète dans sa vengeance ; mais son ironie n’en est pas moins cruelle pour être plus fine. Relisons l’élégie qui porte ce nom et dans laquelle son cœur s’est épanché. Au fond, il se rend compte de son erreur ; c’est celle de presque tous les hommes, de ceux du moins qui ont de l’imagination : ce n’est pas la femme qu’il a aimée, c’est la beauté, dont il a cru saisir en elle un rayon. C’est la fille de son imagination que l’amoureux caresse du regard, c’est une idée, toute pareille à la femme que l’amant ravi, dans son extase confuse, croit aimer. Ce n’est pas celle-ci, mais bien l’autre que, même dans ses étreintes, il poursuit et adore. À la fin, reconnaissant son erreur, et voyant qu’il s’est trompé d’objet, il s’irrite et souvent accuse la femme, mais à tort. Rarement l’esprit féminin atteint à la hauteur de cette conception, et ce qu’inspire à des amans bien nés sa propre beauté, la femme n’y songe pas et ne pourrait le comprendre. « Il n’y a pas de place dans ces fronts étroits pour une pensée aussi grande. » Ce sont de fausses espérances que l’homme trompé se forge sous l’éclair vivant de ces regards ; c’est en vain qu’il demande des sentimens profonds, inconnus et plus que virils, à cet être fragile et faible. Non, ce n’est pas toi que j’aimais, s’écrie le poète, mais cette déesse qui a vécu dans mon cœur et qui y est ensevelie. — La beauté, l’angelica beltade, dont le mirage trompeur fait tout le charme de la femme sur laquelle il se pose, Leopardi l’a chantée encore dans le Pensiero dominante. Mais qu’est-ce donc que cette beauté qu’il célèbre ainsi ? Qu’est-elle en soi, cette chose qui n’est qu’une idée, ce dolce pensiero ? Il nous le dit : elle-même est une chimère, l’ombre d’un rien, mais qui, toute vaine qu’elle est, s’attache à nous opiniâtrement et nous suit jusqu’à la tombe.

Si la beauté n’est qu’une chimère, si l’amour qui en poursuit le reflet n’est lui-même qu’une autre chimère, l’ombre d’une ombre,