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s’était écroulé autour de lui, qu’il n’en restait rien ; il demeurait seul, debout dans sa caducité précoce, au milieu des ruines de son corps et de son âme, devant un monde vide et sous un ciel d’airain.

Son parti fut pris sans hésitation et sans retour : il passa d’une foi ardente à une sorte de scepticisme farouche et définitif, qui n’admit jamais ni incertitudes, ni combats, ni aucune de ces aspirations vers l’au-delà où se réfugie avec une sorte de volupté inquiète le lyrisme des grands poètes, nos contemporains. Rien de pareil, chez Leopardi, à ces troubles d’âme, à ces regrets ou à ces repentirs psychologiques dont l’expression est si touchante. Il reste inébranlable dans la solitude qu’il s’est faite. À peine quelques allusions dédaigneuses, en passant, « à la crainte des choses d’un autre monde. » Nulle part il n’est plus question de Dieu, même pour le nier. Le nom même est évité : quand il est contraint, comme poète, de faire intervenir un être qui en joue le personnage, c’est Jupiter. La nature, principe mystérieux de l’être, proche parente de l’Inconscient de Hartmann, paraît seule en face de l’homme dans la méditation perpétuelle de l’inconnu qui accable le poète : c’est elle seule que l’homme interroge sur le secret des choses, aussi indéchiffrable pour elle que pour lui. « Je suis soumise au destin, dit-elle, au destin qui en ordonne autrement, quelle qu’en soit la cause, cause que ni toi ni moi ne pourrons comprendre. » La nature et le destin, c’est-à-dire les lois aveugles et inexorables dont les effets seuls paraissent à la lumière, dont les racines plongent dans la nuit. Quand le poète met en scène la curiosité de l’homme sur les grands problèmes, il a une manière toute particulière de brusquer le dénoûment. — Les momies de Ruysch ressuscitent pour un quart d’heure ; elles racontent comment elles moururent. « Et ce qui suit la mort ? » demande Ruysch ; mais le quart d’heure est écoulé, les momies se taisent. — Ailleurs, dans un étrange dialogue, un Islandais errant, qui après avoir fui la société a fui la nature, la rencontre face à face au fond du Sahara ; il la presse de ses questions dont chacune est une plainte : « Pourquoi m’a-t-elle envoyé sans me consulter dans ce bas-monde ? Pourquoi, puisqu’elle m’a fait naître, ne s’est-elle pas occupée de moi ? Quel est donc son but ? Que poursuit-elle ? Que veut-elle ? Est-elle méchante ou impuissante ? » La nature répond qu’elle n’a qu’un souci et qu’un devoir : tourner la roue de l’univers dans lequel la mort entretient la vie, et la vie la mort. « Mais alors, répond l’Islandais, puisque tout ce qui est détruit souffre, puisque ce qui détruit ne jouit pas et est bientôt détruit à son tour, dis-moi ce qu’aucun philosophe ne sait me dire : à qui plaît donc, à qui est utile cette vie malheureuse de l’univers qui ne subsiste que par la perte et par la mort de tous les élémens qui la composent ? » La nature n’a pas la peine de répondre à son