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crifice que la vie est mauvaise et qu’il est bon d’en tarir la source. C’est la forme la plus dégradée du pessimisme, soit ; mais c’en est aussi l’expression la plus logique. C’est du pessimisme à l’usage de natures grossières et forcenées qui vont tout de suite au bout du système, sans s’arrêter aux inutiles élégies, aux élégantes bagatelles des beaux esprits qui se plaignent toujours et ne concluent jamais.


II.


Regardons de plus près dans la philosophie moderne du pessimisme et tâchons d’en saisir les premiers symptômes au xixe siècle. L’occasion nous en est donnée par la publication d’études approfondies que de jeunes écrivains, tels que M. Bouché-Leclercq et M. Aulard, ont consacrées dans ces dernières années à Leopardi, et qui, renouvelant sur certains points le sujet[1], nous permettent de mieux comprendre le caractère intime de son œuvre. Je sais gré à M. Aulard de s’être appliqué à mettre en relief la pensée du philosophe, trop souvent effacée par l’éclat sombre du poète et le lyrisme du patriote, et d’en avoir fait comme le point central de son étude. J’aurais souhaité encore plus de hardiesse et de décision dans l’exécution de cette idée. Qu’importe que Leopardi soit moins dogmatique que les philosophes allemands, qu’il n’ait pas de système, et que son pessimisme dérive d’une négation universelle au lieu d’être la déduction d’une théorie métaphysique ? Est-ce que l’absence de tout système n’est pas elle-même un système et qui a fait quelque figure dans le monde, puisqu’il est celui des sceptiques ? On nous dit que Schopenhauer veut faire école, et en effet qu’il a fait école, tandis que Leopardi, tout en parlant plusieurs fois de « sa philosophie, » n’écrit pas pour propager sa doctrine. Qu’en sait-on ? Est-ce qu’un homme, poète ou philosophe, écrit pour autre chose que pour répandre ses idées, et n’est-ce pas les propager que les exprimer avec tant d’éclat et de force ? Ce sont là de médiocres raisons. Je regrette que le jeune auteur, ayant été mis sur la voie d’un si intéressant problème, ne l’ait pas résolu ; mais il nous a mis à même de le résoudre par la riche variété des documens qu’il nous offre,

  1. Giacomo Leopardi, sa vie et ses œuvres, par M. Bouché-Leclercq. — Un chapitre des Essais sur l’Italie, par M. Gebhart. — Essai sur les idées philosophiques et l’inspiration poétique de G. Leopardi, suivi d’œuvres inédites, etc., par M. Aulard. — N’oublions pas que dans ce sujet, comme en tant d’autres, M. Sainte-Beuve avait ouvert la voie par un travail magistral publié dans la Revue le 15 septembre 1844, et rappelons que notre collaborateur et ami, M. de Mazade, a consacré une étude d’une pénétrante sympathie aux Souffrances d’un penseur italien dans la Revue du 1er avril 1861.