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qui unit ces pessimistes de l’extrême Orient, du fond des siècles et à travers l’espace, à ces philosophes raffinés de l’Allemagne contemporaine, qui, après avoir traversé toutes les grandes espérances de la spéculation, après avoir épuisé tous les rêves et toutes les épopées de la métaphysique, en viennent, saturés d’idées et de science, à proclamer le néant de toutes choses et répètent avec un désespoir savant le mot d’un jeune prince indien, prononcé il y a plus de vingt-quatre siècles sur les bords du Gange : « Le mal, c’est l’existence. »

On comprend maintenant en quel sens et dans quelle mesure il est vrai de dire que la maladie du pessimisme est une maladie essentiellement moderne. Elle est moderne par la forme scientifique qu’elle a prise de nos jours, elle est nouvelle dans les civilisations de l’Occident. Quelle étrange chose que cette renaissance à laquelle nous assistons du pessimisme bouddhiste, avec tout l’appareil des plus savans systèmes, au cœur de la Prusse, à Berlin ! Que 300 millions d’Asiatiques boivent à longs traits l’opium de ces fatales doctrines qui énervent et endorment la volonté, cela est déjà fort extraordinaire ; mais qu’une race énergique, disciplinée, si fortement constituée pour la science et pour l’action, si pratique en même temps, âpre calculatrice, belliqueuse et dure, le contraire à coup sûr d’une race sentimentale, qu’une nation formée de ces robustes et vivaces élémens fasse un triomphal accueil à ces théories du désespoir relevées par Schopenhauer, que son optimisme militaire accepte avec une sorte d’enthousiasme l’apologie de la mort et du néant, voilà ce qui au premier abord semble inexplicable. Et ce succès de la doctrine née sur les bords du Gange ne s’arrête pas aux bords de la Sprée. L’Allemagne tout entière est devenue attentive à ce mouvement d’idées. L’Italie, avec un grand poète, avait devancé le courant ; la France, comme nous le verrons, l’a suivi dans une certaine mesure ; elle aussi, elle a ses pessimistes. La race slave n’a pas échappé à cette étrange et sinistre influence. Voyez cette propagande effrénée du nihilisme dont s’effraie, non sans raison, l’autorité spirituelle et temporelle du tsar et qui répand à travers la Russie un esprit de négation effrontée et de froide immoralité. Voyez surtout cette monstrueuse secte des skopsy, des mutilés, dont on nous a décrit ici même les ravages[1], et qui, « faisant un système moral et religieux d’une dégradante pratique des harems d’Orient, matérialisant l’ascétisme et le réduisant à une opération de chirurgie, » proclament par ce honteux et sanglant sa-

  1. L’Empire des tsars et les Russes, par M. Anatole Leroy-Beaulieu, Revue du 1er juin 1875.