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culture, dont elle paraît être une sorte de raffinement malsain et d’élégante corruption.

On a parlé ici, à diverses reprises, de cette théorie du pessimisme, à propos des systèmes de Schopenhauer et de Hartmann, dont elle constitue la partie morale[1]. Nous ne recommencerons pas ce qui a été si bien fait. C’est à un autre point de vue que nous voudrions nous placer. La question mérite d’être approfondie en elle-même et généralisée, en dehors des formes doctrinales que lui impose la nouvelle philosophie allemande ou de l’explication métaphysique qu’elle en propose. Il y a là quelque chose comme une crise cérébrale et littéraire à la fois, qui dépasse l’enceinte d’un système. Nous essaierons de l’analyser dans quelques grands sujets d’étude, d’en noter les analogies à travers les milieux les plus différens, et, par l’examen des formes comparées et des symptômes, de remonter jusqu’à la source de ce mal essentiellement moderne. Une pareille étude est plus de curiosité psychologique que d’utilité pratique. Il n’est guère à craindre que cette philosophie soit jamais autre chose en Europe qu’une philosophie d’exception, et que l’humanité civilisée s’abandonne un jour à la mortelle séduction de ces conseillers du désespoir et du néant. Mais cette exception mérite d’être analysée avec soin en raison même des auteurs qui lui ont donné une place dans la cité des idées, cité fort mêlée et discordante, d’un inépuisable intérêt pour l’observateur.


I.


Nous avons dit que c’était là un mal essentiellement moderne : il faut s’entendre. Il y a eu de tout temps des pessimistes, il y a un pessimisme contemporain de l’humanité. Dans toutes les races, dans toutes les civilisations, des imaginations puissantes ont été frappées de ce qu’il y a d’incomplet, de tragique dans la destinée humaine ; elles ont donné à ce sentiment l’expression la plus touchante et la plus pathétique. De grands cris de tristesse et de désespoir ont traversé les siècles, accusant la déception de la vie et la suprême ironie des choses. Ce désaccord de l’homme avec sa destinée, la mise en opposition de ses instincts et de ses facultés avec son milieu, la nature hostile ou malfaisante, les piéges et les surprises du sort, l’homme lui-même plein de doute et d’ignorance, souffrant par sa pensée et par ses passions, l’humanité livrée à des luttes sans trêve, l’histoire pleine des scandales de la force, la maladie

  1. MM. Challemel-Lacour, Albert Réville, Paul Janet, dans la Revue du 15 mars 1870, du 1er octobre 1874, du 15 mai et du 1er juin 1877.