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quelquefois des déceptions, les plus habiles se trompent dans leurs calculs, et les complaisances de la fortune pour ses protégés ne sont pas inépuisables. Quelqu’un disait naguère à un grand homme d’état : — La politique est votre maîtresse. — Il répondit : — Elle me cause assez de désagrémens pour que je la considère comme une femme légitime. — M. de Bismarck a pu craindre que les échecs des Russes ne rendissent à l’Autriche la liberté de ses mouvemens, que délivrée des soucis que lui causait la puissance présumée de son voisin de l’est, elle ne s’arrogeât le droit de choisir désormais à sa convenance ses amis et de se dégager de cette alliance des trois empereurs dans laquelle, comme l’a dit ici même un spirituel et clairvoyant publiciste, elle ne joue pas le rôle du plus heureux des trois[1].

— Une des branches de la pince qui nous tenait vient de se briser, s’est écrié tel patriote autrichien, en apprenant la sanglante déconvenue des Russes devant Plevna. — Quand M. de Bismarck s’est procuré récemment une entrevue avec le comte Andrassy, il voulait sans doute savoir s’il avait raison de s’inquiéter, si l’Autriche entendait exploiter résolument le bénéfice de sa nouvelle situation. On assure qu’il est revenu de Salzbourg édifié et satisfait ; il en a rapporté la conviction qu’il ne se tramait rien à Vienne, que l’empire austro-hongrois ne songeait point à s’émanciper ni à lier partie avec l’Angleterre. Puisse la politique d’inaction réussir toujours au comte Andrassy ! Puisse-t-il échapper aux embarras où le plongerait l’inconstante fortune, si elle infligeait quelque désastre aux héroïques défenseurs de Plevna ! Que si jusqu’au bout il se dérobe impunément à la nécessité de prendre un parti et de faire quelque chose, la postérité ne le traitera pas de grand homme, mais elle le traitera sûrement d’homme heureux. Les ennemis de Sylla pensaient le mortifier en attribuant ses succès à son bonheur, et l’heureux Sylla les laissait dire.

En 1828, les intrigues du prince de Metternich n’aboutirent pas. Il fut tenu en échec par le mauvais vouloir de la Prusse, qui accueillit froidement ses ouvertures, et surtout par les illusions du gouvernement français, infatué de l’alliance russe et des profits imaginaires qu’il en attendait. Le roi Charles X répondit sèchement à ceux qui lui parlaient d’une médiation pour rétablir la paix qu’il resterait l’allié de la Russie, et qu’au besoin il la défendrait contre les menaces de l’Autriche. M. de Metternich dut se retirer sous sa tente, la quadruple alliance ne fut point conclue, et la Russie put s’occuper à loisir des apprêts de sa seconde campagne. On sait quelle en fut l’issue. Le feld-maréchal Wittgenstein fut remplacé dans son commandement par le chef de son état-major, le général Diebitch, ce petit homme gras et rougeaud, à la large tête, aux longs cheveux noirs, à qui les troupes avaient donné le

  1. Deux Chanceliers, par M. Julian Klaczko.