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de Plevna. Ils n’avaient pas d’Osman-Pacha ; ils étaient commandés par des généraux dont la mollesse égalait la gaucherie, incapables de profiter des occasions et de pousser leurs avantages. Peu s’en fallut que les Russes n’essuyassent un désastre devant Choumla ; l’imprudence moscovite dut son salut à l’inertie ottomane. Vers ce temps, Michaud disait à un Turc : « D’où vient que votre nation, autrefois si active, maintenant si indolente, marchait jadis avec tant de rapidité et se meut aujourd’hui avec tant de lenteur ? — C’est qu’alors nous venions, répondit le Turc, et que maintenant nous nous en allons. » Et pourtant, si mal conduits que fussent les Turcs, la campagne de 1828 eût mal fini pour les Russes, s’il ne s’était produit un incident dont il n’y a pas eu d’exemple dans l’histoire de cette année ; la trahison travailla pour eux, et ce fut une clé d’or qui, le 10 octobre, leur ouvrit les portes de Varna, qu’ils commençaient à désespérer de prendre. Ils pouvaient être plus fiers des succès qu’ils avaient remportés en Arménie et qui étaient dus à la bravoure, à la discipline des soldats et au génie de leur général. Commandée par un homme supérieur, que la présence du maître ne gênait pas dans ses mouvemens, l’armée russe d’Asie avait conquis les plus glorieux trophées. Le comte Paskevitch avait pris 5 forteresses, 313 pièces de canon, 195 drapeaux et fait 8,000 prisonniers ; dès le 23 juin, il s’était emparé de Kars, défendue par une garnison de près de 17,000 hommes, qu’un assaut audacieux obligea de capituler.

Malgré la prise de Kars et la reddition de Varna, les Russes n’étaient point satisfaits de leur campagne, mêlée de vicissitudes diverses et demeurée indécise. Ils étaient loin de compte, l’événement n’avait pas rempli leur attente ; au mois d’octobre 1828, comme au mois d’octobre 1877, ils se sentaient atteints dans leur prestige, qu’ils auraient voulu sauver au prix des plus grands sacrifices. Le prestige est un dieu sans entrailles, dont les autels sont arrosés de sang humain. Qui pourrait compter toutes les victimes que lui ont immolées les grands empires ? Dans l’intérêt de leur gloire, les généraux russes se proposaient de ne point repasser le Danube et de poursuivre pendant l’hiver le siège de Silistrie ; mais les rigueurs de la saison et l’état sanitaire de l’armée les forcèrent à revenir sur leur résolution. Le terrible climat bulgare avait cruellement éprouvé l’envahisseur, dont les pertes étaient énormes. Manquant d’alimens frais et d’eau potable, le soldat russe était en proie aux maladies gastriques, aux fièvres putrides, au scorbut, au typhus, et la peste venait d’éclater à Hirsova. Les ambulances étaient encombrées, et dans le courant d’octobre 20,000 nouveaux malades étaient entrés dans les hôpitaux. On en compta 210,000 dans l’espace de dix mois, de telle sorte que chaque homme appartenant à- l’armée et au train fut deux fois en moyenne entre les mains du médecin. Au commencement de novembre, les 100,000 Russes qui avaient passé le Pruth étaient réduits à 60,000. On se résolut à la retraite ; on se replia de devant