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finances étaient embarrassées. On la croyait généralement hors d’état de résister. « Cette guerre, écrivait Gentz au comte Stanhope, sera ou la dernière ou l’avant-dernière de celles que la Russie a à faire contre la Porte, l’avant-dernière dans le cas où le sultan cédera pendant le premier on le second acte de la tragédie, et la dernière, s’il attend jusqu’au dernier acte. » Il se trouva pourtant que la Porte résista, grâce aux ressources presque miraculeuses que lui procure le malheur. Il se trouva aussi que le feld-maréchal comte Wittgenstein, général en chef de l’armée russe, se flattait d’avoir sous ses ordres 120,000 hommes, et que par suite de négligences, d’abus, de retards de toute espèce, il n’en put mettre en ligne que 60,000[1]. On dut pour le renforcer appeler une partie de la garde, qui n’arriva qu’au mois d’août sur le théâtre de la guerre, et un autre corps d’armée, lequel n’atteignit le Danube que vers la fin de la campagne. Dans toutes les opérations que tentèrent les Russes, leur effectif se trouva insuffisant. Le printemps dernier, M. de Moltke disait à quelqu’un qui l’interrogeait sur les chances probables de la guerre d’Orient : « Les Russes ont un problème bien difficile à résoudre ; s’ils ne sont pas nombreux, ils ne feront rien, et s’ils sont très nombreux, ils mourront de faim. » Si en 1828 l’armée russe avait été plus considérable, elle aurait souffert de la famine, car le feld-maréchal Wittgenstein nourrissait mal son monde, quoiqu’il eût pour s’approvisionner des facilités que n’a pas le grand-duc Nicolas. La Mer-Noire, où les Russes possédaient dès l’ouverture de la campagne 16 vaisseaux de ligne, 6 frégates et 7 corvettes, était à leur commandement, et la Turquie ne pouvait songer à leur en disputer la possession ; les débris de sa flotte étaient emprisonnés dans le Bosphore.

La fortune parut d’abord sourire à la témérité russe. Le passage du Danube près de Satounovo s’opéra sans difficulté ; le corps qui s’avança dans la Dobrutscha ne rencontra pas de résistance sérieuse ; en six semaines, il s’empara de six places fortes et de 800 pièces de canon, et il atteignit Kustendji, où il tendit la main à la flotte de transports venue d’Odessa. La mer leur appartenant, l’objectif des Russes était varna, dont la possession était pour eux de la première importance. A peine en avaient-ils commencé le siège, ils firent la faute de vouloir aussi investir Choumla, bien qu’ils ne fussent pas de force à mener de front cette double entreprise. Le soldat Turc défendit ces deux places avec la vaillance opiniâtre qui ne lui fait jamais défaut, quand ses chefs ne perdent pas la tête ; il prouva une fois de plus qu’il est le premier soldat du monde pour se battre derrière des retranchemens et qu’il possède le terrible courage du sanglier acculé, décousant le chasseur assez osé pour venir le chercher dans sa bauge. Toutefois les exploits des Turcs en 1828 ne leur ont pas mérité la même gloire que l’admirable défense

  1. Insurrection et régénération de la Grèce, par Gervinus ; V, 2.