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véritable, car il n’y a là ni précision, ni divisions rigoureuses, ni aucune des qualités qu’on demande à un ensemble de notions, même très simples et très évidentes, pour les élever au rang de science.

Voilà la psychologie de l’auteur du Cerveau et ses fonctions ; il s’en est contenté, à peine y a-t-il ajouté quelques-unes des distinctions et des lois établies depuis longtemps et vulgarisées par un enseignement de plusieurs, siècles, comme la division trinaire de l’intelligence dans les anciennes logiques : concevoir, juger, raisonner. Ainsi renforcée, cette psychologie de tout le monde lui a suffi. Mais son tort le plus grave, c’est qu’il paraît n’avoir pas même remarqué l’originalité des notions de ce genre dont il s’est servi. S’il les avait formulées à part, on pourrait du moins excuser leur pauvreté ; mais il n’en est rien : sans avertissement, sans préparation aucune, des données psychologiques sont introduites par lui dans son exposé de l’anatomie du cerveau ; elles font leur apparition conjointement à des formules physiologiques auxquelles elles sont intimement mêlées, sans qu’aucune règle paraisse avoir présidé à l’accouplement de ces expressions discordantes.

Quand, dès sa préface, M. Luys nous annonce et pose en quelque sorte comme aphorisme que « le cerveau sent, se souvient et réagit, » nous déclarons déjà ne pas comprendre, et l’incohérence des théories qui nous sont promises nous apparaît comme en germe dans cette proposition, si simple qu’elle soit, si évidente qu’elle paraisse à beaucoup d’esprits. En effet, sentir est un fait psychologique ; c’est moi qui sens, je sens, ce n’est pas le cerveau ; ce fait, je sens, correspond sans doute à un état du cerveau, mais cet état ne peut être désigné par le mot sentir, qui est un terme psychologique ; l’état cérébral qui correspond à la sensation demande à être nommé selon sa nature, qui est physiologique, cérébrale, étendue, c’est-à-dire physique, dans la plus large acception de ce mot ; c’est un fait physiologique, à base anatomique, un fait anatomo-physiologique, si on le définit, on doit trouver le cerveau dans la définition ; mais dire que le cerveau sent, que c’est le cerveau qui sent, c’est dénaturer le fait de sentir et dénaturer l’acte du cerveau.

Nous n’avons garde de nous étonner que, ayant ainsi envisagé la sensation, l’auteur du Cerveau et ses fonctions ait accordé une large place à la sensibilité inconsciente. Il n’est responsable ni de cette tendance, aujourd’hui à la mode, ni de cette expression, qui, vulgarisée avec la théorie des actions réflexes, est aujourd’hui presque consacrée. En dépit de l’usage, elle constitue, à parler rigoureusement, un non-sens formel : sentir est un terme psychologique ; l’adjectif inconscient signifie que ce sentir-là est hors de la conscience, c’est-à-dire hors du domaine de la psychologie.