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jeté pour bien des années, presque sans le savoir, moins par un entraînement personnel que par un point d’honneur royaliste de son père, De Serre était resté un jeune homme à la gravité précoce, à la nature droite et simple, à l’esprit réfléchi. Au milieu de la brillante licence des bivouacs d’émigrés, il avait le goût de l’étude, et, dans un temps où le général républicain Abbatucci, à la veille de l’assaut du pont d’Huningue, quelques heures avant d’être emporté par un boulet, lisait sous sa tente à ses officiers l’Enéide de Virgile, le jeune De Serre, dans l’autre camp, ne se séparait pas de ses livres ; il avait dans son bagage de soldat son Horace et même son Montesquieu. Il utilisait l’exil en ouvrant son intelligence à des choses nouvelles, en étudiant la langue et la littérature de l’Allemagne, en fortifiant son esprit par la méditation et la lecture. Il s’instruisait dans sa vie errante, sans oublier son pays, sa famille, sa mère, avec qui il n’avait que des communications rares et incertaines, qu’il tenait néanmoins autant que possible au courant de ce qu’il faisait, de ses inspirations et de ses épreuves. « J’ai eu bien souvent besoin de patience et de courage, lui écrivait-il. Je suis venu à bout de me soutenir jusqu’à ce moment ; j’espère que je parviendrai aussi à surmonter les difficultés qui me restent encore à vaincre… »

De l’émigration, Hercule de Serre n’avait connu d’abord que la vie de soldat, d’un jeune soldat studieux et pensif, Vauvenargues de vingt ans égaré sous le drapeau d’une cause désespérée. Après la dispersion des corps d’émigrés, il était resté livré à lui-même et à la merci des événemens, obligé quelquefois de fuir les contrées menacées par la guerre, voyageant souvent à pied à travers l’Allemagne, incertain du lendemain et cherchant un moyen de se fixer ou de s’occuper. Tantôt il voulait entrer dans une maison de commerce et demander à un modeste emploi de quoi se suffire ; tantôt il se sentait attiré vers les villes d’universités, où en enseignant le français il espérait gagner assez pour se soutenir, pour suivre les cours des professeurs renommés et s’initier à la science allemande. Il s’essayait à tout, disant avec un certain sentiment sérieux : « Je ne bâtis dans ce pays-ci que pour m’essayer, et, quoique ce ne soient que des châteaux de cartes, aussitôt écroulés qu’élevés, je ne regarde pas mon temps comme perdu. Le dessinateur gâte mille feuilles de papier, trace des millions de traits inutiles avant d’arriver à un trait pur et hardi. Si la Providence me destine à quelque chose, je reconnais que mes épreuves et mes peines peuvent servir à ses vues… » Il se comparait lui-même dans ses efforts contrariés à a l’oiseau qui oublie qu’on lui a coupé les ailes et tâche de voler. »

Le jeune émigré avait fini par s’abattre dans un petit village de