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continu, » la capture par prévoyance, par présomption d’une destination ultérieure et suspecte.

L’incident est vieux ; la théorie subsiste, elle ne cesse d’être discutée, même quelquefois avec vivacité, entre les juristes européens qui se préoccupent de maintenir ou de fixer les traditions et les règles du droit des gens. Elle a été récemment l’objet d’une savante dissertation d’un juge-avocat de la couronne d’Angleterre, sir Travers Twisse, auteur d’un mémoire au titre un peu compliqué : La théorie de la continuité du voyage appliquée à la contrebande de guerre et aux blocus, mis en contraste avec la déclaration de Paris de 1856. Dans sa dernière réunion à Anvers, le congrès pour la réforme du droit international s’est saisi de la question, protestant contre ce qu’il a appelé « un déni de justice, » réclamant d’un vote unanime la révision du jugement prononcé dans l’affaire du Springbok. Même protestation il y a un mois à Zurich. Il est évident en effet que le principe invoqué et appliqué par la cour de New-York pourrait avoir les plus graves conséquences. Les déclarations libérales promulguées en 1856 par le congrès de Paris au profit des neutres perdraient leur efficacité et leur force. Aucune puissance ne serait assurée de voir sa neutralité respectée, grâce à la théorie du « voyage continu » toujours suspendue comme une menace sur le commerce. Ce serait pire que ce qu’on appelait les « blocus sur le papier, » auxquels le congrès de Paris a cru remédier par la nécessité des « blocus effectifs. » Ce qu’il y a de curieux et de rassurant à la fois, c’est que le secrétaire d’état actuel, le ministre des affaires étrangères à Washington, M. Evarts lui-même, a cette opinion. C’est lui qui a déclaré que, si l’arrêt rendu contre le Springbok n’était pas rapporté et pouvait constituer un précédent, « les belligérans acquerraient une force que nul jusqu’ici n’a osé revendiquer ; » c’est lui qui a dit en propres termes que « les pays neutres seraient soumis dans leur commerce à des exigences qu’on n’a jamais connues, qui deviendraient intolérables pour leurs intérêts et pour leur dignité. »

Ce que M. Evarts pensait comme jurisconsulte, il ne le répudie pas sans doute aujourd’hui au pouvoir. Les Américains ont pu excéder leur droit de belligérans dans un moment d’excitation, à une époque où tout ce qui venait d’Angleterre leur était suspect et où ils voyaient partout un secours porté aux « rebelles du sud. » Ils seraient les premiers à souffrir dans leur immense commerce du maintien d’une prétention qui pourrait tourner contre eux si elle n’était désavouée par toutes les nations libérales. La seule compensation que puissent avoir des guerres sanglantes, qui font souffrir et quelquefois rougir l’humanité, c’est de laisser au moins après elles quelque progrès à demi assuré, reconnu, dans le développement des intérêts moraux et matériels du monde. CH. DE MAZADE.