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réalité. De ce nombre est la coutume bien connue du tabou. Certains lieux, certaines personnes, certains objets sont tabou, c’est-à-dire qu’il est interdit de toucher aux uns et d’approcher des autres. Les lieux de sépulture, les temples, les prêtres et les chefs, tels ou tels alimens sont tabou. Voilà qui au premier abord paraît fort plaisant, et ressemble aux interdictions dont Sancho Pança eut à souffrir dans son île de Barataria ; il nous semble cependant que sans beaucoup de recherches il serait facile de trouver parmi nous les analogues de cette coutume. Les choses et les personnes tabou, c’est-à-dire sacrées dans un bon ou dans un mauvais sens, sacrées par l’effroi ou par le respect, maudites ou bénies, ont abondé et abondent encore dans nos civilisations. Certains alimens sont tabou ; mais qu’étaient les animaux impurs chez les Juifs, que sont les boissons fermentées chez les musulmans, qu’était-ce que l’interdiction de la viande de cheval par les prêtres chrétiens chez les peuples du nord ? Les églises étaient tabou au premier chef au moyen âge, elles le sont encore à un certain degré. L’excommunication était le tabou porté à sa dernière puissance. Les prêtres dans l’église catholique, par le fait de l’absolue consécration à Dieu, ont un caractère tabou qui écarte d’eux la familiarité, et entoure leurs personnes d’un respect qui, chez le peuple, confine souvent à l’effroi. Les chefs maoris sont tabou, mais il n’y a pas là de quoi beaucoup surprendre les Anglais, dont le souverain est inviolable de par la constitution séculairement respectée qui les régit, et puisque le nom de l’Angleterre se présente sous notre plume, pour combien de choses la société anglaise n’a-t-elle pas multiplié le tabou par cant, pruderie ou vraie vertu ? Si donc cette coutume du tabou est faite pour créer quelque étonnement, c’est de la trouver si conforme aux nôtres propres et à celles de tous les peuples qui nous ont précédés. L’homme est bien décidément le même sous toutes les latitudes, qu’il soit barbu ou à menton glabre, fardé ou tatoué, et la seule chose vraiment comique c’est de le trouver si peu habile à reconnaître sa ressemblance dans les nombreux miroirs que lui présente la nature. De combien de manières ne varions-nous pas le Comment peut-on être Persan ? de Montesquieu, et combien de fois nos jugemens et nos moqueries n’imitent-ils pas ce roi de Pégu, qui, au dire de Chamfort, faillit crever de rire en apprenant que les Vénitiens n’avaient pas de roi et vivaient en république ?

Une autre coutume moins connue et plus originale encore que le tabou s’appelle le muru. Toutes les fois qu’il arrive un malheur ou un accident à un Maori, les parens, voisins, amis et connaissances se rendent par bandes chez cette victime de la destinée ou du hasard, et le punissent de son malheur comme d’une faute amenée par son imprudence, en pillant sa maison et en dévorant le contenu