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tout à fait certain que les premiers Maoris n’en aient pas connu et mangé les derniers survivans, — et dont on peut voir le squelette au musée de la ville de Christchurch, dans la province néo-zélandaise de Canterbury. Si les Maoris avaient apporté avec eux cette coutume, un tel pays n’était pas pour la leur faire oublier, et s’ils ne l’avaient pas encore, il était au contraire bien fait pour la créer. C’est Théophile Gautier, je crois, qui s’est amusé à soutenir un jour qu’il n’y avait pas d’animaux féroces, parce que la faim seule était la cause de leur férocité ; on pourrait, sans paradoxe aucun, soutenir la même thèse à propos de l’anthropophagie, qui atteste bien plutôt la faim et la rareté de nourriture, qu’elle n’atteste un instinct pervers inné chez les races sauvages qui la pratiquent. Que pouvaient faire les Maoris sans aucun des animaux qui servent à la nourriture de l’homme, sans autre gibier qu’un gibier ailé, de volume insuffisant, proie précaire qui fuyait devant leurs frondes et leurs flèches, sinon se manger quelque peu entre eux ? On ne peut raisonnablement exiger de sauvages vigoureux et sans vie morale qu’ils pratiquent le régime pythagorique comme des membres américains de la Société des légumistes, et nous avons vu dans une de nos études précédentes que les aborigènes australiens, après une diète exclusivement végétale de quelques mois, revenaient presque invinciblement à l’anthropophagie par le besoin d’une nourriture plus forte.

Pour si exécrable que soit cette coutume, elle est au fond peut-être moins faite pour attrister que certains de nos vices, à nous civilisés, car elle n’est pas un crime volontaire du libre arbitre et ne dénonce que la misère primitive de l’homme ; c’est chose qui intéresse le naturaliste et le physiologiste bien plutôt que le philosophe et le théologien. Est-il bien vrai d’ailleurs qu’elle soit plus loin de nos instincts que de ceux des races sauvages, et ne la voyons-nous pas surgir aussitôt qu’apparaît la nécessité matérielle qui lui a donné naissance, dans les naufrages, dans les sièges, dans les temps de disette ? Pendant la famine qui sévit, il y a quelques années, sur certaines tribus africaines, l’anthropophagie ne se déclara-t-elle pas aussitôt, non par cas exceptionnels, mais comme une sorte de fléau qui s’étendit soudainement sur toute la population ? Nos lecteurs connaissent de longue date les histoires des sièges de Jérusalem par Titus, de Paris par Henri IV, de Sancerre par le maréchal de La Châtre, mais beaucoup d’entre eux ignorent peut-être que pendant les années qui virent l’agonie carlovingienne on étala publiquement, à plusieurs reprises, de la viande humaine au marché de Tournus en Bourgogne, et qu’il y a eu ainsi un jour dans nos annales où l’anthropophagie s’est montrée chez nous, cyniquement, en plein soleil, cherchant à s’établir comme chose de droit. La morale de