Les théologiens distinguent, avec raison, l’amour de délectation (amor) et l’amour de libre préférence (dilectio). « La délectation, dit M. Th. Henri Martin, interprète de cette doctrine, est un phénomène de sensibilité : c’est l’attrait du plaisir possédé ou prévu. Cet attrait, passé à l’état d’habitude, c’est le penchant, qui entraîne quand la volonté ne résiste pas. Aimer en ce sens, c’est être attiré, charmé, ravi. » L’amour de délectation, comme tout phénomène de sensibilité passive, ne tombe que très indirectement sous l’empire du libre arbitre ; il ne dépend pas entièrement de nous d’éprouver ou de n’éprouver pas pour un objet déterminé de l’attrait ou de la répugnance. — Je suis tout disposé à reconnaître que nulle tendance naturelle ne porte les grands criminels à la vertu, que nulle aversion innée ne les détourne du crime ; si donc le sens moral n’était que sensibilité passive, si l’on ne pouvait éviter le mal qu’à la condition d’éprouver pour lui une instinctive et irrésistible répulsion, je n’hésiterais, pas à les déclarer irresponsables. Mais, outre l’amour de délectation, il y a l’amour de libre préférence, qui n’est au fond qu’un acte de la volonté. Celui-là nous attache à l’objet d’un choix réfléchi lors même que la sensibilité passive n’y serait pas naturellement inclinée. Il est l’effet plus ou moins tardif du jugement prononcé par la raison sur la valeur d’une chose ou d’un acte ; il suit la délibération volontaire, loin de la précéder ou de la dicter. Or nous sommes toujours responsables de ressentir ou de ne ressentir pas un tel amour, parce que toujours il dépend de nous de vouloir ou de ne vouloir pas le bien moral qui l’inspire ; ce n’est plus là une impulsion aveugle de l’instinct, c’est une lumière qui vient de la raison et qui peu à peu échauffe le cœur, car il serait contradictoire que la sensibilité, malgré les résistances des passions égoïstes et inférieures, n’aimât pas à la longue ce que la raison a déclaré préférable, ce que la volonté s’est résolue à poursuivre et à réaliser.
C’est donc une erreur grave de ne voir dans le sens moral qu’une manifestation de la sensibilité. Il est avant tout un jugement de la raison ; il peut exister indépendamment de tout amour et de toute aversion, au moins de l’amour de délectation et de la répugnance qui lui est corrélative. Dira-t-on que ce jugement même sur le bien et le mal, le criminel en est incapable par une infirmité de sa nature ? J’avoue que le défaut d’éducation, les mauvais exemples peuvent singulièrement l’obscurcir ; j’avoue surtout que l’on chercherait vainement chez certains grands coupables cette rectitude de conscience qui discerne infailliblement le juste de l’injuste, ce qui est permis de ce qui ne l’est pas. Mais la responsabilité n’implique pas une réflexion philosophique sur les caractères généraux et abstraits du bien et du mal, elle existe, pourvu qu’il n’y ait pas erreur