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des tarifs avait mécontentés. Aussi les premières paroles que les grévistes adressèrent au capitaine des miliciens que le gouverneur de la Virginie occidentale avait envoyés à Martinsburg furent-elles celles-ci : « Que venez-vous faire ici ? Pourquoi vous mêlez-vous de nos affaires ? »

L’intervention des pouvoirs publics dans une grève, et surtout le recours aux milices et aux troupes fédérales, étaient donc des faits inattendus et sans exemple : c’était aux yeux des classes inférieures une nouveauté et presqu’une monstruosité. Lorsque la nouvelle se répandit dans Baltimore, le 20 juillet, que deux compagnies d’infanterie fédérale, venant du fort Mac-Henry, avaient traversé le port, en route pour Martinsburg, elle fut l’objet de mille commentaires. Bientôt après fut affichée une proclamation du gouverneur du Maryland, sommant les grévistes de rentrer dans l’ordre sous peine d’encourir les rigueurs de la loi, et les feuilles locales annoncèrent que le soir même deux régimens de milice, le 5e et le 6e, partiraient pour Cumberland afin d’assurer la circulation des trains. Aussitôt une agitation extrême se manifesta au sein des associations ouvrières ; pendant que les comités se réunissaient dans des conciliabules secrets, des rassemblemens se formaient au coin des rues et sur les places publiques, et l’on y critiquait avec véhémence la conduite des autorités. « Depuis quand, disaient les orateurs populaires, les autorités s’inquiétaient-elles d’une grève ? C’était sans doute parce que les administrateurs des chemins de fer étaient des gens riches et influens que les pouvoirs publics intervenaient pour tirer les compagnies de l’embarras où elles s’étaient mises par leur dureté et leur rapacité ? L’équité ne commandait-elle pas de tenir la balance égale entre tous au lieu de la faire pencher par la force en faveur des compagnies ? Était-ce là l’emploi qu’on devait faire des milices, et devait-on permettre que celles-ci servissent à accabler de malheureux ouvriers qui ne demandaient qu’un salaire suffisant pour nourrir leurs familles ? » Lorsque la cloche du beffroi, qu’on n’avait pas entendue depuis la guerre civile, retentit, appelant les miliciens aux armes, tous les ateliers se vidèrent en un instant. Le 5e régiment, dont le quartier-général était situé dans un quartier riche, se réunit sans obstacle, et lorsqu’il se mit en marche pour la gare de Camden-Place, il fut accueilli pendant la première partie du parcours par des applaudissemens. Bientôt après il rencontra un rassemblement qui l’accompagna de ses huées et lui jeta des pierres, mais il parvint à la gare en bon ordre et sans avoir eu à faire usage de ses armes. Il n’en fut pas ainsi du 6e, dont le quartier-général était situé dans un faubourg presque exclusivement habité par les ouvriers du port et les