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parler de la correspondance entière du pays, que vous avez suspendue en arrêtant les trains qui transportent les malles.

« Il est à peu près impossible à l’esprit de mesurer le préjudice presque infini qui peut résulter de l’interruption de la marche des trains, fût-ce pour un jour ou deux seulement, et quand il s’agit d’une semaine, les conséquences en sont impossibles à calculer. Cela étant ainsi, quel que puisse être le sentiment public, — et peut-être est-il que les employés de chemins de fer devraient recevoir un salaire plus élevé, — la voie que l’on a suivie n’est pas celle qui devait être prise, parce que vous vous êtes mis en guerre contre la société, et la société se lèvera toujours contre ceux qui se mettront en guerre avec elle. Il n’est pas possible qu’une classe quelconque de citoyens se soulève contre la communauté tout entière, sans que la société ressente l’atteinte portée à ses droits, et se fasse justice. Il en sera ainsi tant que la société existera. »

Ces idées étaient loin d’être partagées par un grand nombre d’Américains, surtout dans les classes inférieures. La législation ne met aucun obstacle à l’organisation des grèves, et ce silence de la loi est conforme aux traditions et aux mœurs du pays, qui ne voit jamais qu’avec une extrême défiance l’intervention d’un pouvoir quelconque dans les transactions particulières. Pourquoi s’occuper des querelles entre les ouvriers et leurs patrons ? c’est affaire à eux, et le public n’a rien à y voir, — tel était le sentiment universel. Quant à l’intimidation, quant aux voies de fait employées par les grévistes, elles ne causaient aucune émotion dans un pays où la liberté et la sécurité des personnes sont aussi mal assurées qu’aux États-Unis ; on estimait qu’il fallait laisser les ouvriers vider entre eux ces questions, soit à coups de poing, soit à coups de revolver. La police n’arrivait jamais que pour relever les morts et les écloppés, et quand elle faisait par hasard quelques arrestations, comme il était impossible d’obtenir aucun témoignage contre les coupables, il fallait les relâcher presque immédiatement. Cette impuissance de la justice ne choquait personne parce qu’elle est un fait de tous les jours. Les ouvriers des chemins de fer s’étaient imaginé qu’on les laisserait seuls en face des compagnies, que les pouvoirs publics demeureraient des spectateurs passifs du conflit, et que les procédés irréguliers et les actes illégaux à l’aide desquels ils comptaient assurer leur victoire jouiraient de la même impunité que les violences qui accompagnaient la plupart des grèves. Ils devaient être fortifiés dans cette opinion par le langage de certains journaux qui prenaient fait et cause pour eux, et par les sympathies que leur témoignaient ouvertement les logeurs, les taverniers, tous les commerçans qui vivaient de leur clientèle et certains négocians que le relèvement