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semblent maintenant hésiter. Pour tous, la Russie, avant de redevenir une protectrice écoutée et efficace, a besoin de se raffermir elle-même.

Comment est-elle arrivée à cette situation ? Évidemment elle a été la dupe d’une politique de mirages. Elle a cédé à des illusions de diplomatie, à des passions de race, à un certain orgueil de gouvernement. Elle a cru, elle aussi, être prête pour tout, et elle ne l’était pas autant qu’elle le croyait. Elle n’a eu au départ que des forces insuffisantes, et aujourd’hui les renforts qu’elle appelle, en y comprenant la garde impériale, ces renforts utiles, indispensables, ne servent qu’à combler les vides faits par le feu et les maladies. Elle a des soldats pleins de courage dont l’héroïsme suffirait à couvrir son honneur, elle n’a eu visiblement ni une direction rationnelle et prévoyante ni un plan saisissable. Elle a marché un peu à l’aventure, subissant les événemens au lieu de les préparer et de les conduire. La Russie enfin a commis la plus grave des fautes : elle a trop paru dédaigner ses adversaires, elle a trop cru que les Turcs n’existaient pas, et il s’est trouvé qu’ils existaient, qu’ils avaient même des généraux pour les mener au combat, qu’ils étaient faits pour se mesurer avec toutes les armées. Ces Turcs ont de plus une force étrange : ils sont pleins de mystère, ils ne disent rien, ils publient à peine quelques bulletins. Le chiffre et la composition de leurs armées, on ne les connaît pas. Ce qu’ils perdent dans une bataille, on peut tout au plus le soupçonner. Chose bien certaine, ils ont montré depuis quelques années, et ils viennent de montrer encore, qu’ils n’avaient pas perdu les deux qualités par lesquelles un état se soutient, l’esprit diplomatique et l’esprit militaire. La Russie s’est trompée sur eux comme sur elle-même, et le résultat de ces erreurs est cette situation où elle se trouve aujourd’hui, adossée à un grand fleuve, placée dans l’alternative de relever ses affaires par une action éclatante ou de songer dès ce moment à prendre ses sûretés pour l’hiver du côté du Danube, en s’avouant qu’elle a perdu cette première campagne. Bans tous les cas, eût-elle des succès d’ici à peu, réussît-elle à entraîner la Serbie après les Roumains dans sa grande aventure, elle ne semble plus en mesure pour cette année de dicter des conditions.

Cet hiver qui s’approche, avec ses interruptions forcées d’hostilités, ne sera-t-il qu’une trêve préludant à une seconde campagne au printemps prochain, conduisant à une guerre plus acharnée et peut-être plus compliquée ? verra-t-il se produire sous une forme quelconque une idée, une possibilité de paix ? On ne peut rien savoir encore. La question peut être agitée dans les conversations, dans le mystère des cabinets ; elle ne pourrait renaître officiellement que de la force des choses, d’un appel, d’un désir des belligérans, ou d’une suggestion spontanée, impartiale et conciliante des gouvernemens qui sont restés en dehors du