Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/715

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Toutes les luttes de ce monde à l’heure qu’il est ne sont pas des jeux de scrutin, et ce qui se passe dans notre pays, malgré la gravité de nos élections prochaines, n’égale pas en intérêt, pour la France elle-même, comme pour l’Europe, le tragique duel engagé dans la vallée du Danube pour le sort de l’Orient. Tout en vérité est étrange dans ce terrible conflit oriental. Tous les calculs ont été trompés, toutes les prévisions se sont trouvées confondues. On n’avait mesuré exactement ni la puissance russe, ni la prétendue impuissance turque. Les Russes étaient moins forts qu’ils ne le pensaient peut-être eux-mêmes, et les Turcs étaient moins faibles que ne se plaisaient à le répéter ceux qui croyaient à une sorte de grande exécution au nom du tsar protecteur des chrétiens et des Slaves. Cette campagne, inaugurée il y a quelques mois par le passage presque triomphant du Danube, a été réellement jusqu’ici une série de surprises pour l’Europe, de déceptions pour la Russie, pour son orgueil militaire et pour sa politique. Maintenant l’été est presque passé, l’hiver approche, et rien n’est fait, tout s’est aggravé au contraire depuis trois mois. On ne peut plus se payer d’illusions au quartier-général du tsar. Les difficultés ne font que grandir, le sang coule par torrens dans des batailles acharnées et jusqu’à présent malheureuses. La position des armées russes reste précaire à la veille d’une saison défavorable ; elle peut encore être relevée par un coup éclatant, elle peut aussi être perdue sur la rive droite du Danube par une défaite nouvelle, et, sans préjuger l’issue définitive d’une lutte où la Russie n’a point sans doute déployé toutes ses ressources, on peut du moins dire dès ce moment que cette guerre a duré assez pour être profondément instructive, pour révéler une situation militaire et diplomatique inattendue.

Ce qu’il y a de significatif dans cette fatale et dangereuse guerre où le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’est engagé sans rien écouter, c’est que les armes russes n’ont été vraiment heureuses, jusqu’ici, d’aucun côté, ni en Asie, ni en Europe. En Asie, depuis la levée du siège de Kars, ce sont les Turcs qui ont repris, qui gardent l’ascendant, et Mouktar-Pacha, à qui on n’avait pas fait une brillante réputation militaire, s’est trouvé assez habile, non-seulement pour repousser l’invasion, mais pour menacer lui-même d’envahir le territoire russe. Ce qui se passe en Asie n’est plus d’ailleurs qu’un incident éclipsé par des événemens plus décisifs. C’est en Europe que tout est grave, parce que là était le grand but à poursuivre, parce que là, sous les yeux du tsar lui-même, sous le commandement du grand-duc Nicolas, se déployaient les forces principales de la Russie, concentrées, on ne le cachait pas, pour dicter la loi à l’empire ottoman, pour marcher au besoin sur Constantinople.

Les Russes sont partis en effet comme si rien ne devait les arrêter. À peine arrivés au-delà du Danube, ils se sont considérés comme