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PHILOTTOMANS ET TURCOPHOBES

La guerre d’Orient réservait des surprises à l’Europe ; quel qu’en puisse être le dénoûment, elle a offert en Asie-Mineure comme en Bulgarie des péripéties inattendues qui ont dérouté tous les calculs. L’opinion commune était que la Turquie se trouvait dans un état de décomposition qui la rendait incapable de supporter un choc et la mettait à la merci d’une défaite ; on la croyait à bout de ressources et de voie, on n’admettait pas qu’elle pût tenir tête à son puissant adversaire. Si cette opinion n’avait pas prévalu à Saint-Pétersbourg, le gouvernement russe se serait rendu moins facilement aux sollicitations du panslavisme moscovite, ou du moins il aurait usé de plus de précautions ; mais sur la foi de son ambassadeur à Constantinople et de ses consuls-généraux, il s’est persuadé que l’homme malade se mourait, et il n’a pas pris son ennemi au sérieux ; il n’avait pas prévu Plewna ni Osman-Pacha. Comme le cabinet de Saint-Pétersbourg, la diplomatie européenne ne croyait plus à la Turquie, et les victoires ottomanes ont causé dans plus d’un endroit un profond étonnement, mêlé d’un peu de scandale. Le malade avait été condamné, et on disposait déjà de sa succession ; il s’est permis d’en appeler, de prouver qu’il était encore en vie, et son procédé a été jugé impertinent par quelques-uns de ses médecins.

Des juges plus désintéressés que les diplomates se sont trompés comme eux. Peu de temps avant que la guerre fût déclarée, un écrivain militaire qui ne manque ni de sagacité, ni de science, publiait une brochure pour démontrer que les armées russes ne rencontreraient ni sur le Danube, ni sur le Balkan, ni à Andrinople, une résistance sérieuse, et qu’en Asie elles s’empareraient sans difficulté de Kars, d’Erzeroum et de Trébizonde[1]. Il déclarait que le soldat Turc a été beaucoup trop vanté, qu’il vit encore sur la réputation que lui a faite jadis Montecuculli, dont la gloire était intéressée à surfaire les soldats qu’il

  1. Considérations sur la guerre future, par M. L. Vandevelde, lieutenant-colonel en retraite, Bruxelles, 1877.