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tua de sa main six tigres, dont cinq dans une seule battue qui dura moins de deux heures. L’un d’eux était un « mangeur d’hommes » renommé, et près de sa tanière on trouva des vêtemens pêle-mêle avec des ossemens humains. Nos chasseurs firent du reste un vrai carnage de tigres pendant leur séjour au Népaul ; mais l’épisode le plus émouvant et le plus dramatique fut sans contredit une chasse à l’éléphant sauvage, où ils coururent pour la première fois un danger réel.

Un troupeau d’éléphans, sous la conduite d’un vieux mâle connu pour sa taille et sa férocité, avait été signalé à quelques milles du camp. Le 26, les chasseurs partirent donc à cheval, de grand matin, en compagnie de deux éléphans dressés à combattre et à dompter leurs frères qui se permettaient de préférer l’indépendance de la vie sauvage aux chaînes dorées de la servitude. Après avoir vainement couru toute la matinée, on s’était tranquillement arrêté dans la forêt pour déjeuner sur l’herbe, quand tout à coup Jung Bahadour, parti en reconnaissance, accourut en s’écriant : « Le troupeau arrive ! vite dans les arbres, ou nous sommes perdus. » En un clin d’œil tout le monde s’était réfugié dans les branches d’un énorme banyan, qui se trouvait là fort à propos ; mais ce n’était qu’une fausse alerte, et bientôt la poursuite de recommencer avec une nouvelle ardeur. Soudain une éclaircie laisse apercevoir le vieux mâle, resté en arrière pour couvrir la retraite du troupeau, — dévoûment qui va lui coûter cher. « Pareille à une baleine à moitié émergée qui s’ouvrirait un chemin à travers une eau placide, » sa grande carcasse brune, supportée par des jambes invisibles, fend la surface d’une épaisse prairie, dans la direction de la forêt, qui va de nouveau le dérober aux regards. Et les champions de Jung Bahadour ne sont pas même en vue ! .. A tout prix, il faut sinon lui couper la retraite, du moins le retenir sur le terrain. Nos cavaliers poussent droit sur le monstre en jetant de grands cris. Lui s’arrête, semble humer l’air, agite ses larges oreilles, se retourne, et, la trompe en l’air, fond sur ses assaillans, qui se dispersent ventre à terre, sans avoir besoin d’éperonner leurs montures. Il y eut un moment où quelques pieds à peine séparèrent de la redoutable trompe la croupe du cheval monté par le prince ; le danger toutefois n’était pas dans une lutte de vitesse, mais simplement dans la possibilité d’une chute qui eût livré à une mort aussi affreuse que certaine le cavalier démonté. Enfin les éléphans de combat débouchèrent à tour de rôle sur le théâtre de l’action, et, après plusieurs engagemens où le vieux mâle se défendit vaillamment à coups de défenses, ils finirent par en avoir raison sur la lisière même de la forêt. Le vaincu, cessant toute résistance, abaissa