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lame, et plaise à Dieu que je n’aie pas à me servir de toi ! » L’année de l’Inde occasionne à peu près les mêmes dépenses que l’armée anglaise, soit environ 375 millions de francs, et, comme le dit M. Russel, pour une pareille somme l’empire britannique devrait avoir une force militaire sur laquelle il pût compter en toute circonstance.


IV

Le 18, le prince quitta Delhi pour Lahore, où tous les chefs du Punjaub lui firent une réception digne de figurer par sa pompe barbare dans une entrée triomphale de Timour ou de Djinghis-khan. Mais il ne fit que traverser l’ancienne capitale sikhe, et le 20 il entrait dans la principauté de Jummou, où réside pendant l’hiver le maharajah du Cachemire. Ce souverain est un homme jeune encore, intelligent, réformateur, mais servi par de détestables instrumens, ce qui explique qu’on en ait dit tour à tour tant de bien et tant de mal. Peut-être aura-t-il quelque jour un rôle à jouer dans le gigantesque conflit qui se prépare pour la possession de l’Asie centrale, car il se trouve placé aux avant-postes de l’Inde vers le Turkestan oriental. Les Anglais, qui ont donné le Cachemire à son père, tiennent cette dynastie par des liens plus forts encore que ceux de la reconnaissance, les liens de l’intérêt ; sikhe d’origine et hindoue de religion, elle a besoin en effet d’une influence étrangère pour maintenir dans l’obéissance des populations en grande majorité mahométanes. Cependant le gouvernement anglais intervient fort peu dans les affaires intérieures du royaume, et c’est seulement dans ces dernières années qu’il a accrédité un résident près du maharajah.

Jummou est bâtie au pied méridional de l’Himalaya, dans une situation ravissante qui rappelé la ville d’Aoste vue du sud. Ce fut un vrai crève-cœur pour l’expédition de penser qu’à quelques lieues de là s’ouvraient les merveilleuses vallées du Cachemire, et que cependant elle devrait s’en retourner sans même un coup d’œil sur ce paradis terrestre de l’Asie centrale. Mais elle ne pouvait songer en cette saison à percer le rempart de neiges et de glaces qu’elle voyait se dresser devant elle comme un infranchissable mur de marbre hardiment découpé sur un azur sans tache. Elle put, il est vrai, se consoler dans les fêtes de Jummou, qui sont restées un des épisodes les plus attrayans du voyage. S’il fallait mesurer le dévoûment des souverains hindous au luxe qu’ils déployèrent en l’honneur de leur futur souverain, ce serait sans contredit au maharajah du Cachemire que reviendrait la palme du loyalism. Rien que pour loger le prince et sa suite, il avait fait sortir de terre en quelques mois un bâtiment en stuc de 75,000 fr.,